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ne pouvant emporter les lits de mes pauvres paysans, les ont défaits, ont répandu les plumes dans le chemin et dans les chambres, et ces plumes ont servi de litière à leurs chevaux : vous m’avouerez que ce sont des horreurs, mais, mon cher, s’il n’y en avait pas encore de plus épouvantables, on passerait sur celles qu’ils ont faites ici. Si Voltaire voyait tout ceci, comme il s’écrierait : « Ah ! barbares, ah ! brigands, inhumains que vous êtes, comment pouvez-vous espérer d’hériter le royaume des cieux ? »

Et ils n’hériteront pas non plus le royaume des cieux, malgré leur prétention d’en enseigner le chemin, ces moines, ces prêtres, contre lesquels le roi de Prusse nourrit une véritable phobie, — la phobie de l’espionnage. — A Heinrichau, couvent de religieux de Citeaux, le 22 avril 1758 : « Si vous donnez de mes nouvelles à mes ennemis, je vous ferai tous pendre sans miséricorde. » Ailleurs : « Je sais très décidément que vous avez la plupart un fort penchant à faire l’infâme métier d’espion, prenez garde à vous. » Et ailleurs : « Vous n’avez pas d’idée, mon cher, de cette canaille de prêtres, ce sont les plus grands coquins qui existent ; j’ai eu pour cette prêtraille des bontés infinies, et elle n’a cessé d’être perfide ; sans cesse, ils donnent des nouvelles à mes ennemis et me font un tort irréparable ; aussi, si j’en attrape un, prélat, chanoine, prêtre, le supplice qu’il subira effrayera tout le reste de cette race encapuchonnée. » Les prêtres sont, pour Frédéric, « ces canailles de prêtres, » « ces bougres-là, » « ces drôles qui se jouent presque toujours de Dieu, des rois et des hommes. L’ennemi est prévenu de mes marches par ces f… prêtres. »

La délicatesse de ses nerfs en est irritée jusqu’à l’exaspération, blessée jusqu’à l’abattement : « Rien ne m’afflige plus que les trahisons, comme les traîtres et les gens faux, ils me font horreur (sic) ; savez-vous ce que je fais, quand j’en découvre ? Je lis Marc-Antonin. »

Je n’aime pas beaucoup cette fin : la littérature me la gâte ; et, au surplus, d’une manière générale, le grand Frédéric met trop de littérature dans l’expression de ses beaux sentimens. Las de songer vainement à la retraite, quand il se démet de sa force jusqu’à songer au suicide : « Ma boite de poison ! ma boite ! » il prend soin de célébrer d’avance sa mort en hexamètres. Il se pleure, mais ne se tue pas. Tout de même, il