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épouvantable tracas, voici comme j’aimerais passer le reste des jours que le sort me destine : je me réserverais une province dont les revenus monteraient à 100 000 écus par an, je me choisirais quelques amis honnêtes, éclairés, complaisans, mais sans adulation ; j’éloignerais de toutes mes forces les ambitieux et les intrigans, je ne voudrais point être trop près d’une ville, parce qu’il y aurait toujours de la royauté et des respects ; je ferais cette loi inviolable que chacun fût libre, que l’on parlât, que l’on agit avec moi en ami, et sûrement j’en serais un tendre, coulant et fidèle. Tout étranger, homme sociable, de mœurs, d’esprit et connu d’ailleurs, serait reçu chez moi à bras ouverts, mais j’éloignerais avec grand soin tous ceux qu’y attirerait la simple et sotte curiosité. Mon diner serait très simple, — 12 000 écus par an me suffiraient pour ma table, j’employerais 20 000 à des fantaisies, et je destinerais le reste à mes compagnons, je leur laisserais quelque chose après ma mort, pour qu’ils se souvinssent quelquefois de moi : c’est ainsi, mon ami, que je sèmerais de quelques fleurs le peu de chemin qu’il me reste à faire. »

Cette âme, qui n’a pourtant rien de bucolique, songe sérieusement, ou du moins complaisamment, à la retraite. Frédéric a formé « un plan qui lui est cher, » celui de se retirer. « Oui, mon ami, de me retirer, non pour aller en catholique vivre dans Rome moderne, non pour aller me faire abbé de Saint-Germain-des-Prés, mais pour mettre en sage un intervalle entre tous les tracas de la mort, » et la tristesse l’attendrit jusqu’à lui faire tenir un langage qui ne lui est pas accoutumé :

« J’aime trop mon peuple, — il invoque le nom de Dieu, — Dieu m’en est témoin, pour l’exposer à souffrir plus encore qu’il ne souffre dans ces momens-ci… Je ne reverrai plus un frère, tant d’amis que j’ai perdus, je ne verrai que des peuples désolés qui se sont sacrifiés pour moi. Et je ne me sacrifierais pas pour eux, je serais le dernier des ingrats. » Cette conversation finit là, « elle me parut bien singulière, ne peut s’empêcher de remarquer Henri de Catt, on fera peut-être ici les réflexions qui se présentèrent alors à mon esprit, c’est que parfois on parlait, — c’est-à-dire que le Roi parlait, — avec une espèce d’enthousiasme et qu’on agissait ensuite, — c’est-à-dire qu’il agissait, — avec un autre bien contraire au premier. » Terrible contradiction : après avoir déchaîné quatre grandes guerres, le