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Pas mieux que vous pouvez le connaître. — Madame, mais voyez comme l’on peut mentir ! » s’écria le maréchal, en lançant des regards furieux sur le pauvre tambour qu’il avait forcé de rester dans le coin de la chambre. Je n’en lis pas à deux (fois), je sortis quelques instans après, et je partis tout de suite. »

Il ne se fie du reste pas mieux aux autres qu’il sait ne pas mériter qu’on se fie à lui-même. Lisant, dans l’Iphigénie en Tauride, de La Touche, ces deux vers :


Qu’avec étonnement il apprenne d’un roi
Jusqu’où de l’amitié s’étend l’auguste loi.


« Monsieur de La Touche, Monsieur de La Touche, s’écrie-t-il, il ne faut guère se fier à ces bougres-là ! « Ailleurs : « En général, mon cher, les princes sont de la canaille, on se gâte avec eux, ne le croyez-vous pas ? » — Vilain métier que le leur, où, comme dans tous les autres, « il faut de l’adresse et de la ruse. »

Frédéric est plein de dédain pour la philanthropie de Voltaire. « Il me disait un jour (Voltaire) : — Mais, Sire, quand vous combattez, n’êtes-vous pas en fureur ? — Non, sans doute, c’est alors qu’il faut le plus de tranquillité, et avoir, si cela se peut, la tête froide de Marlborough, cold head. — Mais vos combats, vous les appelez des actions héroïques : de bonne foi, Sire, ne sont-ce pas des actions de cannibales ? Quelle distance de vous à nous ! Vous détruisez le monde et nous l’éclairons ; ce qui vous sauve, vous surtout, du cannibale, c’est que vous avez comme moi des principes de morale et que nous les suivons, vous en grand homme, et moi en humble admirateur de Votre Majesté. » Chez lui, l’apparence de la franchise est du calcul encore : « Je sais bien que nous autres Don Quichottes faisons parfois de lourdes bévues, j’avoue galamment, et cet aveu facilitera la croyance des bonnes choses que j’aurai faites. »

Mais c’est peu de dire qu’il ne se fie point aux autres et qu’il sait qu’on ne se fie pas à lui : lui-même ne se fie à lui-même que sous bénéfice d’inventaire : « Je me suis tenu sans cesse en garde pour que mon esprit fût le moins possible la dupe de mon cœur et celui-ci la dupe de l’autre. »

Il faut, pour qu’un roi se possède, qu’il connaisse les hommes. Et « le grand point pour connaître les hommes est de connaître leur goût, leurs opinions, leur endroit faible, car nous en avons tous ; ce faible est la corde du clavecin qu’il faut