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conduite de ses desseins, doit se faire un rempart d’hommes droits et honnêtes : plus ses voies sont tortueuses, plus il lui convient de cheminer sous le couvert du juste. Pour Frédéric, « il n’y a que les gens artificieux, rampans, qui n’ont ni sentiment, ni religion, qui prospèrent auprès de lui ; il a même la faiblesse d’être sensible aux plus basses flatteries, il faut avouer aussi qu’il donne souvent à gauche, et qu’avec tout le brillant, et toute la pénétration, son esprit a quelquefois des écarts qui, avec un peu moins de fortune qu’il n’a eu jusqu’ici, lui auraient déjà pu attirer la ruine totale. »

Mais, jusqu’ici, « il a eu la fortune, » il s’est fait aimer d’elle, et c’est quand même un grand signe d’élection machiavélique, à la condition toutefois de ne point s’y abandonner. Les succès étonnans dont la Providence divine, pour le châtiment des uns et pour le bonheur des autres, a jusqu’à présent accompagné ses entreprises les plus hasardeuses, l’ont tellement enflé et enorgueilli, qu’il se méconnaît souvent, et qu’il se croit tout permis et tout possible. Toute sa famille, avec lui, croit à sa chance, à son étoile. Son frère, le prince Henri, l’en félicite ; « Il semble que personne à cent lieues à la ronde ne puisse faire une faute ou une sottise qui ne tourne à l’avantage de Sa Majesté. »

Aussi bien n’est-on jamais aimé à ce point de la fortune qu’on ne l’ait un peu mérité. En ce sens, le bonheur même est de la vertu, — toujours comme la comprenait Machiavel. — Une bonne marque machiavélique, c’est le secret : don suprême de César Borgia, gage et présage de César, Cæsaris omen. Le prince est secret, très secret. E segreto, segretissimo.

« Il est impénétrable, et ne demande conseil à personne, ne communiquant ses idées aux ministres que quand il ne peut plus s’en dispenser, pour les voir exécutées. » Il regarde tout près, et voit tout de suite le présent le plus présent, le prochain le plus prochain, lui. » Quand il forme son système, ce n’est qu’accidentellement qu’il l’ajuste à l’intérêt permanent de sa maison, sa gloire personnelle étant toujours son but principal. » Sa façon de penser, originale, personnelle, le rend impossible à deviner. « Les politiques perdent leur latin avec lui, on ne peut guère raisonner conséquemment avec lui. Il a trop de rats et trop de singularité dans sa manière dépenser. » Il est, — autres vertus théologales du parfait machiavéliste, — grand