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il ne m’en est que plus cher, et je vous en remercie de tout mon cœur, écrit le cardinal à Voltaire… Quel que soit l’auteur de cet ouvrage, s’il n’est pas prince, il mérite de l’être, et le peu que j’en ai lu est si sage, si raisonnable, et renferme des principes si admirables, que celui qui l’a fait sera digne de commander aux autres hommes, pourvu qu’il eût le courage de les mettre en pratique. S’il est né prince, il contracte un engagement bien solennel avec le public ; et l’empereur Antonin ne se serait pas acquis la gloire immortelle qu’il conservera dans tous les siècles, s’il n’avait soutenu par la justice de son gouvernement la belle morale dont il avait donné des leçons si instructives à tous les souverains. »

Imitons la retenue tardive de Voltaire et admettons que Frédéric, en composant l’Anti-Machiavel, « n’y avait point entendu tant de finesse. » La question est celle-ci : après avoir sincèrement confondu « le corrupteur des princes et le calomniateur du genre humain, » après avoir flétri en lui les fruits empoisonnés d’un enseignement détestable, « la rapacité, la perfidie, le gouvernement arbitraire, les guerres injustes, » Frédéric II fut-il « sans crainte, sans foi, sans miséricorde, » comme Macaulay l’en accuse, et le portrait de « l’empereur Antonin, » du « moderne Marc-Aurèle, » du « Salomon du Nord, » se trouve-t-il, à la fin, n’être qu’une copie, qu’un décalque du Prince ? — Les portraits de Frédéric abondent ; il n’y a qu’à en chercher un qui soit bien ressemblant et à le bien regarder. Mais peut être avais-je tort tout à l’heure de vouloir distinguer le roi et l’homme, ses grands et ses petits côtés, car le roi est toujours un homme, et sa grandeur même a toujours ses petits côtés. Voici d’abord le grand Frédéric peint par les autres, comme ceux qui l’ont vu du plus près l’ont vu ; on essaiera ensuite de le saisir sur le vif, en train de se peindre lui-même, sans poser.

Les Mémoires pour servir à la vie de M. de Voltaire, dans les conditions où ils furent rédigés, jetés au feu, sauvés du feu, dérobés, copiés, publiés, sont une source suspecte, troublée par l’agitation de la brouille et des faux raccommodemens ; il vaut mieux n’y pas trop puiser. D’autres livres ou libelles de l’époque pèchent probablement aussi par excès soit de bienveillance, soit de malveillance, allant de la flagornerie au dénigrement : nous ne renonçons pas à en faire usage, mais nous n’y aurons recours