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la marque des fatigues et des souffrances : toute l’usure des marches, des alertes, des nuits sans sommeil, des matins glacés ; tous les nobles stigmates de la guerre… Pourtant, il leur manque la fierté que devraient leur donner ces vêtemens salis, cette boue qui fut leur lit de repos, cette pâleur qui dit leurs sacrifices. Rien dans l’allure ne révèle le combattant trempé par l’épreuve ; aucune noblesse individuelle ; leur attitude affaissée, leurs gestes lourds, leur passivité, donnent l’impression d’une vulgarité foncière. Ils saluent avec une raideur d’automates, lorsqu’ils devinent un de nos officiers, puis retombent dans leur affaissement. Dans des décors qui varient au hasard de la campagne, le préau d’une école, le vestibule d’un château, la prison très primitive d’un petit village ; en plein air, au milieu d’une prairie ou d’un champ ; quelquefois le soir, à la lueur d’une lampe incertaine, tandis que les silhouettes falotes se détachent à peine des profondeurs de l’ombre, on interroge ces vaincus.

Ici non plus, je ne répéterai pas ce que leurs réponses peuvent apporter d’utile à nos chefs ; c’est mon devoir. Mais ceci exclu, comme elles apparaissent bien telles que les montraient leurs confessions écrites, ces âmes sans charité ! Quels pauvres débris offre le surhomme, lorsqu’on lui a retiré tout d’un coup l’orgueil qui faisait son seul soutien ! Sur la figure de ces prisonniers se peint la stupeur.

Ils sentent obscurément qu’ils ont vécu jusqu’ici sous une loi d’exception faite par eux et pour eux ; et qu’ils retombent maintenant sous la loi de justice faite pour tous les hommes. Ils ont pillé à la fois par plaisir et par ordre ; quand ils allaient enduire de pétrole les maisons des villages de France, c’était, comme ils l’écrivaient, du service pour la patrie ; ils fusillaient les non-combattans, parce qu’il est du devoir d’un bon Allemand de démoraliser l’ennemi, sans s’arrêter au choix de moyens. Ils se rappellent maintenant qu’il est défendu de détruire, et que le sang innocent doit retomber sur celui qui l’a versé. Ce pays qu’on avait représenté aux plus intelligens d’entre eux comme si profondément enfoncé dans la paix, qu’il serait incapable même d’une convulsion guerrière, les tient désormais en son pouvoir. Ces gens, qui parlent autour d’eux une langue qu’ils ne comprennent pas, sont ceux qu’ils méprisaient tout à l’heure ; au lieu d’être la matière d’une facile conquête, ils sont les vainqueurs. Ces soldats à l’uniforme qui faisait l’objet de leurs