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de mauvais goût, quand il n’admet pas l’arbitraire de l’Empire germanique ; qu’un pays si petit, et en apparence si faible, ose résister, voilà qui dépasse les bornes. Et ce sont les mères allemandes qui insultent la Belgique :

« Te voilà donc, mon cher Maurice, dans cette cruelle, meurtrière, bestiale Belgique… »

L’exemple le plus frappant de cet étrange renversement des valeurs morales dans l’âme d’un soldat est celui-ci. Un brancardier écrit dans son carnet de notes qu’étant au cantonnement, il part avec un camarade pour aller chercher du vin dans la cave d’une maison voisine. Ils sont reçus par des « francs-tireurs, » et sont obligés de se replier vers leur compagnie. Aussitôt le chef de compagnie envoie huit hommes pour s’emparer des dits francs-tireurs. « Alors, » raconte le soldat, « nous enlevâmes nos brassards pour pouvoir tirer, nous aussi… » Ainsi, les habitans n’ont pas le droit de défendre leur propriété contre des pillards. Mais les Allemands ont le droit d’employer les armes pour les réduire ; et les brancardiers allemands ont le droit de violer la convention de Genève qui les protège, pour participer au meurtre.

Est-ce à dire que toutes les vertus de l’âme allemande aient disparu ? — Ne parlons plus de sa sensibilité. Nous avions cru longtemps, sur la foi de Mme de Staël, que toute tendresse fleurissait de l’autre côté du Rhin, avec toute vertu ; et même, de nous sentir si secs et si légers par comparaison, nous éprouvions comme un remords. Nous avons contemplé avec une admiration mêlée d’envie les bergeries d’une Germanie de rêve, où pleuraient les Werther, mélancoliquement ; la musique des lieds nous semblait être la chanson même du cœur. Heureux de n’avoir pas à changer des images qui nous charmaient, nous nous sommes refusés à voir les changemens qui s’étaient opérés pendant trois quarts de siècle ; il a fallu 1870 pour nous amener à une plus juste appréciation des réalités. Mais depuis, nous sommes avertis ; et personne ne s’étonnera d’apprendre que l’Allemagne de 1914 n’est pas revenue à l’idylle. « Mon cher Conrad, » écrit une mère à son fils, « n’ayez pas de pitié pour cette maudite racaille de Français et d’Anglais. N’en laissez pas. Ne faites pas de prisonniers. Cette bande de vauriens n’en vaut pas la peine… » Ce sentiment est assez répandu pour que le mot : Pas de pardon soit devenu une sorte