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Quand nous arrivâmes dans la cave, elle était inondée de vin. Nous étions dans le vin jusqu’aux chevilles. Nous avons cherché pour nous quelques bouteilles de bon vieux vin ; et puis, nous sommes partis tout joyeux… »

Voyez la grossièreté naïve de ce passage scrupuleusement traduit ; entendez ce mot vin, répété comme un refrain d’ivrogne ; savourez l’expression qui assimile aux dieux les gens qui possèdent beaucoup de vin, immensehlich viel Wein ; sentez passer la joie de la ripaille ; et comprenez, à cette impression première d’un jeune soldat de bonne famille arrivé en France, un des caractères les plus fréquens, et le plus marqué peut-être, de la psychologie générale : le désir de la conquête pour jouir. Après la bataille, le butin ; et, par précaution, le butin avant la bataille, simplement parce qu’on se trouve en pays conquis, où l’on a tous les droits. Il n’y a rien qui ne soit bon à prendre, linge, tableaux, meubles, et pianos même ; mais le meilleur, c’est encore ce qui se boit et ce qui se mange : « Nous entrons maintenant dans la localité. Mais tous les habitans l’ont abandonnée. Alors nous allons au cantonnement, que nous préparons nous-mêmes. Vin, Champagne, cognac, liqueurs, chaussures, chemises, tout est à profusion. Je ne peux rien voler ; je ne prendrai que des provisions de bouche. Ainsi j’ai bien rempli mon bidon avec de la bonne liqueur vie de la Brunelle (Eau-de-vie de prunelle ? )… »

Le souci des choses matérielles, dans les carnets de route, est incomparablement le plus fort. Tel jour, on a mangé du lard ; tel autre jour, on a fait rôtir des poulets ; tel jour encore, on n’a eu que du pain de munition : ces faits semblent aussi importans à noter qu’un assaut ou une retraite ; chez les moins cultivés, ils sont même les seuls qui comptent. Pareillement, l’envoi des paquets contenant des provisions de bouche est un des sujets le plus longuement traités dans les lettres ; les cris du cœur ne sont souvent que des tiraillemens de l’estomac. « Je mangerais bien encore un morceau de saucisse, une fois en ma vie, » écrit un mari, du fond d’une tranchée ; et la femme se hâte de satisfaire un désir si mélancoliquement exprimé ; elle envoie de la saucisse, de la graisse, du chocolat, des cigares. Ils appellent cela des dons d’amour, — Liebesgaben. Quoi d’étonnant, dès lors, à ce que ces affamés mangent, quand ils arrivent sur la terre promise !