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était de faire accepter ses propres idées par le souverain, comme si elles étaient les siennes. Cet art, Tirpitz, l’a possédé à un plus haut degré qu’aucun de ses collègues civils et militaires. Il fallait triompher ensuite de la résistance opposée jusque-là par le Reichstag, économe des deniers de l’Empire, à l’augmentation du budget de la Marine. Avec une adresse remarquable, l’amiral sut profiter des incidens extérieurs et des courans patriotiques qu’ils provoquaient dans la nation, pour travailler l’opinion publique et agir efficacement sur l’esprit rétif ou indécis du Parlement. Ce n’est pas tout. Les projets de loi qu’il avait présentés ne seraient pas sortis sains et saufs, sans amputations ni sans meurtrissures, des griffes de la Commission du budget, si leur auteur n’avait pas eu le don de la parole, une éloquence claire et persuasive, qui trouvait un écho immédiat auprès des partis bourgeois. Jamais un ministre n’a eu, comme lui, l’oreille du Reichstag, en sachant conserver la confiance de l’Empereur.

Mais pourquoi l’Allemagne avait-elle besoin d’une flotte de guerre aussi considérable ? Le prince de Bülow dit dans son livre, l’Allemagne impériale : « La mer est devenue un facteur plus important dans notre existence nationale qu’à aucune époque précédente de notre histoire, même dans les grands jours de la Hanse ; elle est devenue un nerf vital dont nous ne devons pas souffrir d’être privés, si nous ne voulons pas qu’un jeune peuple en pleine croissance vigoureuse se transforme en un vieillard à son déclin. Nous aurions été exposés à ce danger aussi longtemps que notre commerce extérieur et notre marine marchande auraient manqué sur mer d’une protection nationale contre les flottes supérieures d’autres États. » D’accord, mais il semble que ce but aurait été atteint par la construction de quelques divisions de croiseurs assez puissans et assez rapides pour protéger les navires allemands et menacer en même temps le commerce de l’ennemi.

Dès les premières années de son règne, comme on le sait, Guillaume II a pensé avant tout à sa marine. La flotte est son œuvre personnelle, son enfant de prédilection. Toutefois, l’accroissement prodigieux de la puissance navale allemande coïncide en réalité avec l’entrée en scène du prince de Bülow et de l’amiral de Tirpitz, et avec l’inauguration de la Weltpolitik, dont le premier de ces deux hommes doit être considéré, d’après son propre aveu du moins, comme l’auteur responsable.