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de la façon la plus instructive qui soit, c’est-à-dire par des documens et des chiffres, dans cette sorte de « registre de Lagrange » que M. A. Joannidès tient à jour avec le soin le plus scrupuleux. Le recueil qu’il vient de publier à la librairie Pion : La Comédie-Française, 1914, emprunte aux circonstances que nous traversons un intérêt ou, pour mieux dire, un pathétique tout particulier. Pendant les six premiers mois, la vie du théâtre se poursuit sans incidens. Durant la semaine du 24 au 30 juillet, les recettes ne descendirent jamais au-dessous de 2 000 francs. La recette du 31 juillet tomba à 820 fr. 70, celle du 1er août à 249 fr. 40… La Comédie avait été fermée par ordre le 3 août : elle fit sa réouverture le 6 décembre… Elle partage l’épreuve commune ; elle a ses souffrances et ses deuils : le plus jeune de ses pensionnaires, M. Reynal, est mort au champ d’honneur.


Au milieu des émotions que chaque jour nous apporte, la nouvelle de l’opération qu’a dû subir Mme Sarah Bernhardt n’a laissé aucun de nous insensible. Elle aussi, il nous a semblé que la grande artiste était frappée sur le champ de bataille et blessée au service de la France. Durant ces quarante-quatre ans, aucune autre n’a personnifié avec plus d’éclat, devant le monde entier, le rayonnement de notre génie. Non contente d’incarner chez nous les héroïnes de Racine, de Hugo, de Dumas, elle est allée leur chercher à l’étranger des admirateurs et des amis. Chacune de ces tournées qu’elle entreprenait avec une énergie indomptable était, en faveur de nos idées, de notre langue, la plus active, la plus efficace des propagandes. On ne connaissait qu’elle à l’étranger ; on la redemandait sans cesse, on ne se lassait pas de l’entendre. Grâce à elle, notre littérature dramatique faisait le tour du monde et notre langue redevenait la langue universelle. Plus encore que le charme de sa voix et la grâce de son geste, et la souplesse de ses attitudes, et la poésie de toute sa personne, ce qui lui valait l’enthousiasme des foules, c’était le frémissement de son âme qu’elle mettait tout entière dans chacune de ses créations… Mme Sarah Bernhardt n’a pas renoncé à l’espoir de reparaître devant le public. Nous la reverrons, nous l’acclamerons de nouveau. Et à l’ovation qui lui sera faite elle pourra mesurer notre gratitude pour le courage et la fierté avec lesquels elle a servi la cause française.


RENE DOUMIC.