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Entre temps, la brigade avait passé sous les ordres du général Grossetti, chargé de la défense de la ligne de l’Yser jusqu’à Dixmude inclus (détachement de l’armée de Belgique du général d’Urbal). La journée du 27 ne fut marquée par aucune attaque en force : l’ennemi se contentait de nous bombarder. Il nous laissa respirer un peu la nuit suivante et le matin jusqu’à neuf heures. Puis, le charivari recommença. Un officier de la marine de réserve qui recevait ce jour-là le baptême du feu, le lieutenant de vaisseau Alfred de la Barre de Nanteuil, petit-fils du général Le Flô, pouvait écrire à sa famille qu’on l’avait gâté : « Un beau baptême, avec des dragées, toute la lyre, balles, shrapnells et surtout les fameuses marmites. Le hasard avait bien fait les choses. » Pour sa seule section, il comptait 4 hommes tués, 12 blessés et 11 disparus. Ce sabbat était le prélude d’une attaque brusquée : elle se produisit contre les tranchées du cimetière, particulièrement recherchées de l’ennemi. Mais nous le savions et nous avions là nos troupes les plus solides. L’attaque fut repoussée une fois de plus, en partie grâce à la fermeté du premier maître de mousqueterie Le Breton, déjà blessé le 24 octobre et qui avait pris le commandement de la compagnie, quand tous les officiers furent hors de combat.

Nos alliés n’étaient pas si heureux sur la ligne de Dixmude à Nieuport, où la 4e division belge, écrasée sous des forces

    par un gros obus au milieu de son groupe de mitrailleuses qu’il maintenait sous un feu d’enfer, » m’écrit un correspondant. Le Dr  Caradec fait remarquer que cette nuit du 26 octobre fut particulièrement tragique. Et il rapporte à l’appui cet épisode emprunté au récit du matelot mécanicien Le L…, et qui est d’une assez belle horreur, en effet :
    « Les Allemands ayant pris les tranchées françaises, les obus pleuvaient dans nos rangs. Tout à coup, quelques-uns des nôtres furent engloutis sous les décombres. L’un de mes amis se trouvant à moitié enfoui dans la terre, nous partîmes à deux pour lui porter secours. Mais un obus le frappa, et moi, à mon tour, je fus enfoui jusqu’au cou. La nuit venait à grands pas. J’ai passé dans cette position quatorze heures d’angoisse. La bataille faisait rage. Près de moi se trouvaient deux amis qui poussaient des soupirs. Le plus proche me suppliait de le délivrer, mais, hélas ! j’étais serré comme dans un étau. J’assistais à sa dernière agonie… Mes forces s’épuisaient. Je perdis connaissance, quelques heures après mon ensevelissement. Ce qui me faisait le plus souffrir, c’était de distinguer les Allemands à quelques mètres de moi. J’assistais à tous leurs actes, à leurs préparatifs de mort. Dans la nuit, les tirailleurs sénégalais, ayant repris nos tranchées perdues, se mirent à débarrasser les décombres et découvrirent mes deux amis morts près de moi. Un des Sénégalais marcha sur ma tête. Sentant quelque chose d’irrégulier, il se pencha et m’aperçut. On me retira des décombres et on me transporta à la première ambulance. Au bout de quelques heures, je revins à moi. Quelle joie de me retrouver près de mes amis ! Je me faisais l’effet d’un ressuscité. »