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qu’il lui eût recommandée aurait été d’écrire contre lui. Mais le prince royal n’y avait pas entendu tant de finesse, il avait écrit de bonne foi dans le temps qu’il n’était pas encore souverain, et que son père ne lui faisait pas aimer le pouvoir despotique. Il louait alors de tout son cœur la modération, la justice ; et, dans son enthousiasme, il regardait toute usurpation comme un crime. Il m’avait envoyé son manuscrit à Bruxelles, pour le corriger et le faire imprimer ; et j’en avais déjà fait présent à un libraire de Hollande, nommé van Duren, le plus insigne fripon de son espèce. Il me vint enfin un remords de faire imprimer l’Antimachiavel, tandis que le roi de Prusse, qui avait cent millions dans ses coffres, en prenait un aux pauvres Liégeois, par la main du conseiller Rambonet. Je jugeai que mon Salomon ne s’en tiendrait pas là. Son père lui avait laissé soixante et six mille quatre cents hommes complets d’excellentes troupes ; il les augmentait, et paraissait avoir envie de s’en servir à la première occasion.

« Je lui représentai qu’il n’était peut-être pas convenable d’imprimer son livre précisément dans le temps même qu’on pourrait lui reprocher d’en violer les préceptes. Il me permit d’arrêter l’édition. J’allai en Hollande uniquement pour lui rendre ce petit service ; mais le libraire demanda tant d’argent, que le Roi, qui d’ailleurs n’était pas fâché dans le fond du cœur d’être imprimé, aima mieux l’être pour rien que de payer pour ne l’être pas. »

On m’excusera d’avoir conté l’histoire de ce livre d’un prince contre le Livre du Prince tout au long, c’est-à-dire peut-être trop longuement, et de n’en avoir pas pourtant dissipé toutes les obscurités. Sous la trame ainsi découverte, il est permis de soupçonner encore quelque intrigue à double ou triple détente. Qu’est-ce que Frédéric désirait, au juste ? Et qu’est-ce que Voltaire fit exactement ? Les contemporains n’y virent guère plus clair que nous, et ne se portent garans ni de la simplicité, ni de la sincérité de l’opération[1].

  1. L’Examen des Mémoires pour servir à la vie de Voltaire en donne une explication, que nous reproduisons sous toutes réserves :
    « Ces corrections prétendues [de Voltaire à l’Antimachiavel] ne portaient que sur quelques fautes de langage. [Nous avons vu que non.] Voltaire était un pauvre politique. Il n’avait pas fait présent du manuscrit à van Duren, mais stipulé un bon traité par lequel il devait lui revenir pour quatre mille francs de livres de toute espèce qu’il comptait bien revendre à Sa Majesté. »