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retardé l’achèvement de l’ouvrage que je fais faire. Ce sera pour le premier ordinaire ; cependant ce fripon de van Duren débite sa marchandise et en a déjà trop vendu…

« C’est un plaisant pays que celui-ci. Croiriez-vous, Sire, que van Duren, ayant le premier annoncé qu’il vendrait l’Antimachiavel, est en droit par-là de le vendre, selon les lois, et croit pouvoir empêcher tout autre libraire de vendre l’ouvrage ?…

« Cependant, comme il est absolument nécessaire, pour faire taire certaines gens, que l’ouvrage paraisse un peu plus chrétien, je me charge seul de l’édition pour éviter toute chicane, et je vais en faire des présens partout ; cela sera plus prompt, plus noble et plus conciliant, trois choses dont je fais cas. »

Bientôt le mal est réparé (17 octobre) ; Voltaire exulte, en appuyant sur la nécessité de se faire « un peu plus chrétien, » pour ne pas heurter de front « les dévots, » « les bigots. »

« Voici enfin, Sire, des exemplaires de la nouvelle édition de l’Antimachiavel. Je crois avoir pris le seul parti qui restait à prendre et avoir obéi à vos ordres sacrés. Je persiste toujours à penser qu’il a fallu adoucir quelques traits qui auraient scandalisé les faibles et révolté certains politiques. Un tel livre, encore une fois, n’a pas besoin de tels ornemens. L’ambassadeur Camas serait hors des gonds, s’il voyait à Paris de ces maximes chatouilleuses, et qu’il pratique pourtant un peu trop. Tout vous admirera, jusqu’aux dévots. Je ne les ai pas trop dans mon parti, mais je suis plus sage pour vous que pour moi. Il faut que mon cher et respectable monarque, que le plus aimable des rois plaise à tout le monde. Il n’y a plus moyen de vous cacher, Sire, après l’ode de Gresset ; voilà la mine éventée, il faut paraître hardiment sur la brèche. Il n’y a que des Ostrogoths et des Vandales qui puissent jamais trouver à redire qu’un jeune prince ait, à l’âge de vingt-cinq ou vingt-six ans, occupé son loisir à rendre les hommes meilleurs, et à les instruire, en s’instruisant lui-même. »

Frédéric se repent-il d’avoir malmené, ou craint-il d’avoir irrité un homme qu’il vaut mieux avoir à soi, bien que son amitié ne soit pas très sûre, et peut-être, tout justement, parce qu’elle ne l’est pas ? Il lui écrit le 21 octobre :

« Je vous remercie encore, avec toute la reconnaissance possible, de toutes les peines que vous donnent mes ouvrages. Je n’ai pas le plus petit mot à dire contre tout ce que vous avez