Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 26.djvu/345

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la vertu ait été mieux ornée que le vice. Maître de ce précieux dépôt, j’ai laissé exprès quelques expressions qui ne sont pas françaises, mais qui méritent de l’être, et j’ose dire que ce livre peut à la fois perfectionner notre langue et nos mœurs. »

Comme jadis le Régent à Dubois, « l’illustre auteur », « le vertueux auteur » aurait pu reprendre son officieux : « Voltaire, tu me déguises trop ! » Le fait est qu’à le déguiser si bien, on le fit tout de suite reconnaître, mais c’est peut-être ce que l’on voulait. La Nouvelle Bibliothèque de novembre 1740 entre adroitement dans le jeu.

« Nous ne connaissons, écrit le journaliste, aucun auteur ou plutôt aucun livre de morale comparable à celui-ci… Ce qui nous étonne, c’est ce langage si pur, cet usage si singulier d’une langue qui n’est pas, dit-on, celle de l’auteur. Plusieurs morceaux nous ont semblé écrits dans des termes si énergiques, le mot propre nous a paru si souvent employé et si souvent mis à sa place, que nous avons douté quelque temps que l’ouvrage soit d’un étranger. » Le Télémaque ou l’Antimachiavel, lequel vaut mieux, au jugement du critique ? Ce dernier, à coup sûr, « soit par rapport au style, soit par rapport aux choses. Ici on voit un style uni, mais vigoureux et plein, un langage mâle fait pour les choses sérieuses que l’on traite. Enfin il y a des endroits, dans ce livre, qui supposent une connaissance profonde de la métaphysique. » Or nulle part on ne l’a plus approfondie qu’au pays de Leibnitz et de Chrétien Wolff.

Dans un très court espace de temps, les éditions se multiplient. En voici une, allemande, à Göttingue, signalée en avril 1741 ; en voici une autre, au mois de mai, « avec quantité de pièces justificatives en faveur de M. de Voltaire. » L’épigramme s’en mêle. De la Bibliothèque britannique sur l’éditeur de l’Antimachiavel :


Des auteurs peu considérables
Ont eu d’illustres éditeurs
Et les plus illustres auteurs
Des éditeurs très misérables.
L’éditeur et l’auteur sont aussi quelquefois
Deux sots obscurs qu’unit leur goût pour les sornettes,
Mais, ici, nous voyons le prince des poètes
Éditeur du prince des rois.