Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 26.djvu/330

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sifflement grave que fait l’obus dans les airs ; on dirait un hululement lugubre de la bise et, lorsque les pièces tirent ensemble, c’est un peu comme une longue rafale bruissante dans une forêt d’automne sans feuillage. Puis le grave sifflement s’atténue, et c’est soudain le roulement sourd de l’obus, qui éclate là-bas chez l’ennemi. Le son de l’éclatement est très différent de celui du départ ; avec un peu d’exercice on ne s’y trompe pas ; autant celui-ci est bref, décisif et catégorique, autant l’éclatement est prolongé, disséqué en grondemens juxtaposés, comme si chacun des éclats de l’obus apportait sa note à cette grave symphonie.

Mais voilà que les Boches ripostent ; ils ont mal repéré la batterie, car leurs obus passent au-dessus de nos têtes et vont éclater 200 mètres en arrière de nous. Nous pouvons donc analyser à notre aise, et en amateurs, l’âpre défilé des « marmites » et des « crapouillots. » — C’est par ces expressions imagées que nos hommes désignent les obus ennemis, surtout les obus de gros calibres. D’où viennent ces termes nouveaux en artillerie, je l’ignore ; il y a même toute une terminologie qui en dérive ; on raconte maintenant couramment le soir qu’on a été « crapouilloté. » Voilà un néologisme qui n’est peut-être pas près d’entrer au Dictionnaire de l’Académie. Pourtant il a bien gagné ses lettres de grande naturalisation. Quant aux « marmites, » on ne sait pas davantage d’où dérive cette appellation. Certaines personnes en mal d’explication ont prétendu que les obus allemands de gros calibres ont la forme de soupières. C’est apparemment qu’elles n’en ont jamais vu de près, et je les en félicite sans les envier. Je croirais plutôt que le mot vient de ce que les Allemands, qui ne sont pas, surtout depuis quelques semaines, très riches en munitions, ont pris l’habitude en nombre d’endroits de nous faire leur expédition journalière de fer (en grande vitesse, s’il vous plaît), de préférence à l’heure où dans les cantonnemens, les tranchées, les batteries, il y a le plus de circulation, le plus d’hommes non abrités, c’est-à-dire à l’heure de la soupe. Ce sont donc des marmites pour la soupe qui arrivent à propos. Si maintenant on s’imagine que cette régularité dans les heures d’ « arrosage crapouillotesque » a jamais fait qu’une escouade ou une pièce ait retardé ou avancé d’une demi-heure les.heures habituelles de la soupe, c’est qu’on connaît mal la charmante et dédaigneuse insouciance du danger qui caractérise nos soldats.