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qu’aux choses utiles où elle excellait jadis : la fabrication de la musique et de la bière, nous lui voulons presque autant de bien qu’à nous-mêmes.

Mais je reviens âmes moutons, qui sont souvent des moutons enragés, — à mes canonniers, veux-je dire. Voilà donc les deux pourvoyeurs et le déboucheur derrière leur caisson, tout le corps immobile et les mains seules actives ; devant eux ils n’ont pour horizon que leur caisson petit à petit vidé, près d’eux, les obus allemands éclatent, ils ne bougent pas, sauf pour tomber quand ils sont atteints, tout à leur besogne mécanique. En voyant dans des momens critiques ces pauvres soldats stoïques et comme indifférens, je m’imagine parfois que leur humble caisson est l’autel même de la patrie, et que c’est un sentiment religieux qui les a jetés là agenouillés et silencieux dans le parfum d’encens que fait la poudre. A côté d’eux, les trois servans de la pièce, le chargeur, le tireur, le pointeur, sont derrière celle-ci. Le premier prend rapidement des mains du déboucheur l’obus qu’il lui tend, et, solidement campé sur ses jambes écartées, d’un geste rapide et large qui sème… qui sème la mort, le projette dans la culasse que le tireur a ouverte. Vite celui-ci la referme en claquant, saisit le tire-feu et le laisse retomber, puis immédiatement rouvre la culasse dont la douille de l’obus s’éjecte instantanément. Au début de la campagne, nous abandonnions les douilles sur les champs de bataille ; maintenant, on les recueille précieusement, non pas que nous soyons, comme l’Allemagne, à la veille de manquer de cuivre, mais parce que ces douilles toutes prêtes serviront demain à fabriquer plus vite de nouveaux obus. Pendant ce temps, le pointeur, qui est le regard même de la pièce, courbé à gauche de celle-ci, l’œil à son collimateur de pointage, la main à une vis ou à une manivelle, modifie, suivant les données du capitaine, la direction, ou ramène instantanément, après chaque coup, la pièce à sa position. Pour cette dernière besogne d’ailleurs, son rôle est plutôt de contrôle que d’action. Grâce au frein hydropneumatique, solidaire du canon, et qui avec celui-ci recule après chaque coup dans une glissière sur l’affût, le 75 revient à peu près rigoureusement dans sa position après chaque coup. Le pointeur se borne à vérifier qu’il en est bien ainsi en visant un but auxiliaire, toujours le même, un arbre ou une maison lointaine, par exemple, et en corrigeant d’un léger mouvement de vis de rappel le petit déréglage, s’il y a