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art étrange de lancer à grande distance des masses de fer ornementées de cuivre sur l’adversaire, le tout, ou presque, est que celui-ci ne sache pas où envoyer sa riposte. Et, pourtant, il faut un œil à la batterie ; cet œil, c’est le capitaine qui, placé sur une éminence voisine, dans un fourré derrière un buisson, voit le but à la jumelle et règle son tir en donnant ses ordres par téléphone à ses chefs de pièce. Le canonnier ne voit donc pas en général le but sur lequel il tire ; il n’a point la satisfaction du sabreur ou du fantassin, qui sait les hommes qu’il tue ; masqué de l’horizon, frappant sur l’invisible, recevant des projectiles qui tombent d’on ne sait où, il lui faut plus qu’à tout autre le courage passif, il lui faut plus qu’à tout autre la confiance en son chef, qui seul voit et sait.

C’est donc par téléphone que le capitaine donne ses ordres à la batterie. A cet égard comme à beaucoup d’autres, la guerre a modifié les habitudes réglementaires, et on ne voit plus guère, si même on en voit encore, de ces canonniers « signaleurs, » pareils à des télégraphes Chappe qui seraient bottés de cuir, et transmettant de 100 en 100 mètres, par des gestes énormes et un peu ridicules des bras, la pensée directrice du chef. A l’école des Boches[1], nous avons vite appris à nous servir du téléphone que certains techniciens misonéistes vouaient naguère au mépris. Il faut même avouer que, parmi les téléphones de batteries, ceux que nous avons pris à l’ennemi sont entre les meilleurs. Il n’est plus aujourd’hui une batterie qui ne soit reliée téléphoniquement à son poste d’observation, à son groupe, à son colonel, et quand tout va pour le mieux, à l’infanterie qui la couvre. Tout cela fait un immense réseau, qui court tout le long du front, portant partout les ordres et les renseignemens, synchronisant les actions et, pareil à ces longues toiles d’araignées qui, dans les maisons abandonnées, — il en est beaucoup, hélas ! en ce moment, — bordent les vitres brisées.

Tout à côté de chaque pièce, le caisson est là, vêtu de fer gris comme elle, rabattu vers le sol et ouvrant largement les volets blindés de ses armoires où, comme les bouteilles de vin

  1. On dit que ce mot a le don d’exaspérer nos ennemis. Malgré cela…, ou pour cela, je me permettrai de l’employer ici, d’abord parce qu’il est bref et je ne sais pourquoi expressif, ensuite parce qu’il n’a rien de grossier ni d’injurieux, sa signification exacte n’étant même pas connue et les étymologistes eux-mêmes y ayant perdu leur latin.