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entendre des conseils. Votre fonction consistait à exécuter les instructions de votre souverain. C’est justement d’avoir consenti à jouer un rôle aussi effacé dans cette convulsion mondiale, provoquée par la politique de l’Empereur, qui vous sera reproché, quand les responsabilités de chacun seront établies…

Il est une question sur laquelle M. de Jagow n’aurait jamais pu s’accorder avec le représentant de la Belgique, c’est la question coloniale qui tenait une large place dans les préoccupations du ministère des Affaires étrangères. Un jour, quelques mois avant la guerre, dans une conversation intime, le secrétaire d’État exprima l’avis que le roi Léopold avait été trop favorisé au moment du partage de l’Afrique centrale à la conférence de Berlin ; que Bismarck s’était montré trop généreux à son égard, et que la Belgique n’était pas assez riche pour mettre en valeur le vaste empire qu’elle avait hérité de son grand souverain ; c’était une entreprise au-dessus de ses moyens financiers et de ses forces d’expansion ; elle serait obligée d’y renoncer. L’Allemagne, au contraire, ne possédait en Afrique qu’un lot insuffisant eu égard à sa puissance colonisatrice, à ses ressources inépuisables et aux exigences de son commerce ; un nouveau partage paraissait donc nécessaire. M. de Jagow, en développant cette opinion, essaya de faire partager à son interlocuteur son mépris pour les titres de propriété des petits États ; seules, les grandes Puissances avaient, selon lui, le droit et le pouvoir de coloniser. Il dévoila même le fond de sa pensée : les petits États ne pourraient plus jouir, dans la transformation qui s’opérait en Europe au profit des nationalités les plus fortes, de l’existence indépendante qu’on leur avait laissé mener jusqu’à présent ; ils étaient destinés à disparaître ou à graviter dans l’orbite des grandes Puissances.

Ces propos inquiétans n’ont pas été tenus, bien entendu, au ministre de Belgique, mais à un ambassadeur d’un pays étranger. Tout finit cependant par transpirer dans les coulisses diplomatiques d’une grande capitale ; les vues personnelles de l’homme qui dirige nominalement la politique extérieure y sont tôt ou tard divulguées aux intéressés, surtout à Berlin, où un certain nombre de chefs de mission se sentaient plus ou moins solidaires, parce que leurs pays étaient plus ou moins menacés par le colosse germanique, dont ils surveillaient la croissance et les appétits avec une vigilance bien naturelle.