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Révolution était née chez eux, ne doutaient pas que, chez eux encore, elle renaissait. Ils se joignirent en masse à la colonne. Un peu avant Eybens, entre Brié et Tavernolle, les soldats du 7e de ligne, que commandait La Bédoyère, accourus à marches forcées de Chambéry, sur l’appel du général Marchand, acclamèrent à leur tour, du plus loin qu’ils l’aperçurent, celui qu’ils avaient mission d’arrêter. La Bédoyère présenta à l’empereur, qui la baisa, l’ancienne aigle du régiment, précieusement conservée, que les soldats venaient de fixer à la hampe du drapeau, après en avoir arraché la pique et lacéré l’étoffe fleurdelisée.

A sept heures du soir, l’armée impériale, singulièrement grossie depuis le matin, arrivait devant Grenoble. La porte de Bonne était fermée et, sur les remparts, Marchand avait fait placer des canons chargés à mitraille ; mais les troupes, qui devaient défendre la porte et pointer les canons, ne songeaient qu’à voir Napoléon et à se ranger à ses côtés. Les hommes les plus agiles se laissaient glisser le long des talus et venaient embrasser ses vêtemens comme la relique d’un saint. Tous connaissaient la proclamation distribuée par le docteur Emery, qui avait devancé la colonne, muni d’un faux passeport. Vainement, Marchand essaya de trouver parmi eux un officier ou un soldat qui voulût tirer sur l’empereur ; il sentit que la partie était définitivement perdue et quitta Grenoble avant qu’on eût enfoncé la porte.

Napoléon entra dans la ville, à la lueur des torches, au milieu d’un enthousiasme délirant. Il vint coucher rue Montorge, à l’hôtel des Trois-Dauphins, que tenait alors un nommé Labarre, ancien soldat de l’armée d’Egypte. Pour la première fois, depuis de longs mois, il dut s’endormir, sinon tranquille, du moins heureux. Cette journée du 7 mars 1815 était l’une des plus enivrantes qu’il eût jamais vécues. Il le déclara souvent à Sainte-Hélène : « Jusqu’à Grenoble, j’étais aventurier ; à Grenoble, j’étais prince. »


GABRIEL FAURE.