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revirement n’a pas été subit ; la conversion s’est opérée graduellement, en même temps que l’Allemagne se transformait elle-même et que grandissaient sa force et sa richesse, qu’augmentaient sa population, ses besoins et ses appétits. L’influence de Bismarck, — d’un Bismarck satisfait, assagi et prudent, qu’il ne faut pas confondre avec le hardi joueur de la période des guerres, — avait longtemps survécu à sa retraite. Pendant une dizaine d’années encore, dix années de tiraillemens intérieurs où le peuple allemand semblait en vouloir à l’Empereur d’avoir injustement brisé son idole, la politique bismarckienne de consolidation et de défense avait été suivie par les modestes héritiers du solitaire exaspéré de Varzin. Puis d’autres ambitions surgirent, et les recommandations de l’ex-chancelier furent peu à peu oubliées de la nouvelle génération de politiciens, de diplomates, de professeurs, d’écrivains et d’officiers qui prétendirent guider l’Allemagne vers de plus hautes destinées. Leur action victorieuse sur la pensée du souverain devint tout à fait apparente au moment où il parvenait à l’apogée de son règne.

Ce moment coïncide avec l’expiration des vingt-cinq premières années de son gouvernement, qui avaient doté la nation germanique d’une prospérité inouïe. Le jubilé impérial de 1913 a été une date fatale. L’Allemagne, en effet, ne s’est pas contentée de célébrer cette année-là les conquêtes pacifiques réalisées depuis l’avènement de son troisième empereur, elle a fêté en même temps le centenaire de la guerre de l’indépendance, tandis que ses représentans votaient patriotiquement au Reichstag une loi militaire plus lourde, plus écrasante que toutes celles qui l’avaient précédée. L’Allemagne associait ainsi les résultats admirables du travail national pendant un quart de siècle, qu’aucune menace de guerre n’était venue réellement troubler, aux souvenirs enflammés de sa libération du joug napoléonien et à la préparation fiévreuse d’une nouvelle lutte, que l’état de l’Europe ne semblait nullement présager. Cette triple coïncidence suscitait dans l’esprit des observateurs étrangers de graves appréhensions. Les souvenirs patriotiques de 1813 semblaient de sourds roulemens de tonnerre, avant-coureurs d’un orage prochain. L’Empereur, qui ne cessait d’exalter par ses discours publics les sentimens déjà surexcités de la nation, a dû se dire alors que la première partie de sa