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Il s’égare dans les forêts avec ses dix nègres, ses cinquante vaches : on le voit à cheval, avec des lunettes vertes et un chapeau de paille. Son dénuement est grand, mais, en 1826, ses affaires se sont améliorées. C’est alors qu’il rencontre Mlle Caroline Dudley, petite-nièce de Washington. Il l’épouse quatre mois plus tard. On vient les voir de trois cents milles à la ronde ; la maison qu’il a bâtie pour sa jeune femme est la plus belle du pays, bien que les sièges n’en soient que de bois ; il y donne des bals dont ses nègres forment l’orchestre. Ses affaires prospèrent ; sa cousine Clotilde, femme du général Moncey et duchesse de Conegliano, lui lègue cent mille francs (c’est cette Clotilde Murat, sœur de la princesse héréditaire de Hohenzollern-Sigmaringen) ; ses terres lui rapportent quinze mille livres de rente. C’est tout cela qu’il quitte, et la liberté, et l’insouciance, et la gaîté d’une vie facile, et les institutions d’un pays qu’il aime, et son grade de colonel de la milice américaine, pour se jeter à corps perdu dans la politique !

Au premier bruit des mouvemens d’Italie, il hypothèque ses biens, emprunte 50 000 francs à la banque et se précipite ici. Il se donne pour l’éclaireur de Joseph : le chef de famille, quoique d’âge rassis, n’est peut-être pas éloigné de suivre son entreprenant neveu. Ses liaisons avec les hommes politiques français se sont renouées en 1825, lors du voyage de La Fayette en Amérique Jusque-là, ses plantations de Point-Breeze, la littérature, le jardinage, le travail de défrichement auquel il s’adonnait lui-même, la hache à la main, occupaient tous ses loisirs. Il ne lisait aucun journal et ne souffrait pas qu’on lui racontât les nouvelles. Apprenant que La Fayette désirait le voir, il songea d’abord à se dérober et, n’apercevant aucun moyen de le faire honnêtement, se résigna à recevoir le grand homme. Un déjeuner eut lieu en compagnie de plusieurs Américains distingués. L’hôte et l’invité se retirèrent ensuite dans un cabinet de travail, et y restèrent enfermés quatre heures, au grand étonnement des assistans. La Fayette exposa que la dynastie des Bourbons ne pouvait durer et qu’il était temps non seulement d’en prévoir, mais d’en préparer la chute en coalisant contre elle tous les partis d’opposition. Les Bourbons une fois par terre, Napoléon II serait proclamé ; La Fayette ne demandait pour cela qu’un crédit de deux années de patience et de deux millions d’argent. Cependant, son respect de la volonté populaire était tel qu’il