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Mais, en fait, tous ceux qui connaissent vraiment ces deux hommes savent que leur apparente franchise n’est qu’un artifice « professionnel. » L’un et l’autre ont coutume de refouler à la surface de leurs âmes ce qu’ils souhaitent de montrer, et cela leur est d’un avantage précieux, parce que tous les deux n’aiment rien autant que parler. Quelquefois même ils disent exactement l’opposé de ce qu’il faudrait dire, à leur grande fureur réciproque. Mais ne croyez pas que ce soit parce qu’ils ont soif de faire savoir au monde leur véritable pensée ! C’est simplement parce qu’ils se figurent qu’ils sont très malins, et parce que leur folle vanité les conduit à commettre des « gaffes » terribles... Cette possibilité permanente de « gaffes, » Dernburg ni les autres conseillers de l’Empereur n’en ignoraient la présence chez le jeune Kronprinz, lorsqu’ils l’ont naguère envoyé dans l’Inde : mais ils savaient également que le jeune homme avait en soi toutes les qualités nécessaires pour la triple tâche qu’ils attendaient de lui, — la triple tâche de plaire, de se montrer bon sportsman, et de tenir ses yeux soigneusement ouverts !


Car tel aurait été l’objet secret de ce mémorable voyage, dont l’idée, — au dire de l’amie de Mlle X..., — serait toute sortie de l’inventive cervelle de M. Bernard Dernburg, ministre attitré des Colonies à cette date déjà lointaine, et dès lors l’un des inspirateurs favoris du Kaiser. « J’ai vu M. Dernburg plus d’une fois, — écrit à ce propos l’institutrice anglaise, —. et toujours je me suis étonnée qu’un tel homme se trouvât admis dans l’intimité de l’Empereur et de son fils aîné, quoi qu’il en pût être de l’utilité de son rôle financier. Il me faisait l’effet d’un personnage si profondément et naturellement grossier que nul effort ne parviendrait jamais à le dégrossir. La première fois que je l’ai rencontré, il m’a longuement exposé combien il était « Américain, » — ayant eu la chance de vivre jadis à New-York « trois de ses meilleures années. » Ce petit homme massif et gauche, avec ses épaules trop hautes et sa barbe mal soignée, derrière laquelle il tâchait en vain à déguiser l’expression presque cruelle de sa mâchoire proéminente, en était évidemment, avec cela, à se figurer qu’il n’avait pas son pareil pour l’élégance mondaine. Mais il m’a été donné, par la suite, de reconnaître ses aptitudes remarquables à tout ce qui concernait le haut espionnage ; et j’ai découvert aussi que M. Dernburg, — sa lourde mâchoire de dogue aurait dû suffire à me le révéler, — dès l’instant où il a décidé quelque chose, aimera mieux passer lui-même par le feu et par l’eau, et puis surtout y faire passer les autres, plutôt que de renoncer à la fin poursuivie. »

Le profit conçu d’abord par M. Dernburg comme devant découler du voyage du Kronprinz n’avait pu, cependant, se réaliser qu’en partie, l’apparition de la peste en Asie ayant empêché le jeune voyageur