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les nouveaux venus. Personne ne bougeait, et ces dames simulaient aussitôt le sommeil pour se donner un prétexte à ne pas enlever les objets posés aux deux places inoccupées. Dernière barrière, aussi illusoire que désespérée, opposée aux envahisseurs ! Mais le gros homme ne s’en laissait pas imposer, demandait d’un ton décidé si ces places étaient à quelqu’un, et nos deux voyageuses, toujours glaciales, devaient bien se résigner à les dégager. A son tour, l’homme mettait alors toute une collection de paniers et de valises dans les filets, les empilait par-dessus les manteaux et les sacs déjà casés, puis paraissait encore chercher où loger un dernier colis.

— Attends, Adèle, criait-il, attends, nous allons les mettre là... Donne...

Et une main lui passait une petite cage, où se pelotonnaient trois ou quatre couples de bengalis, pendant que nous finissions tout de même par murmurer, en trouvant plutôt étrange l’idée de voyager avec des oiseaux, lorsqu’il était recommandé d’éviter même les bagages. Enfin, nos nouveaux compagnons montaient, et le gros homme, avec l’autorité du père de famille habitué à faire marcher sa maison, assignait à chacun sa place.

— Félicie, toi, mets-toi là, entre Madame et Monsieur... Toi, Adèle, mets-toi en face... Moi, je vais rester dans le couloir, et je m’assoirai sur le grand panier... Toi, Georges, attends donc... Bah ! tu es fatigué, tu as besoin de te reposer, et Madame sera assez bonne pour bien vouloir se gêner un peu... On va relever l’appui, et tu te mettras entre elle et ta mère... Quand il y a de la place pour trois, il y en a pour quatre... A la guerre comme à la guerre... Allons, viens... Pardon, madame...

Mais le brave homme, cette fois, se heurtait à une résistance énergique, et la voyageuse lai répondait de ce ton sec et souverain que savent prendre les femmes du monde :

— Pardon, monsieur, il y a trois places, mais il n’y en a pas quatre !

— Mon Dieu, madame, ce jeune homme est malade... Est-ce que vous ne voudriez pas...

— Non, monsieur !

— Mais à la guerre comme à la guerre, madame !

— Non, monsieur !

— Mais, madame...