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ESQUISSES MAROCAINES.

menée par tous les moyens, par tous les khouans en éveil, toujours prêts à propager les rumeurs, à guetter les pas des nouveaux venus, à tendre pour eux des embûches. Tous les anathèmes prononcés par Mahomet contre les idolâtres, le khouan en enivre son cœur contre le chrétien ; pour résister à l’infidèle, il aura des armes célestes : les canons des envahisseurs croiront vomir la mitraille, mais les frères ne recevront qu’une rosée qui les rafraîchira. Leur courage s’exalte de la certitude de vaincre, et leur mépris du danger est un mépris véritable qui les fait rire. Car, la mort venant, les Paradis s’ouvrent. Plus n’est besoin de méditer sur l’Unité de Dieu, ni de traverser les rites de l’initiation. C’est la guerre : dans les confréries, on s’enrôle en masse, les femmes arrivent, se dévoilent hardiment la tête et, penchées sur le baquet plein d’eau où le frère qui les « reçoit » voit se refléter leur visage, elles jurent aussi d’obéir. Enrôlés volontaires qu’on n’a pas le temps d’instruire et qu’on prépare par la ferveur à la défense de la patrie, on reçoit les khouans comme des recrues à l’armée. Sur la simple récitation du dikr, le nouveau venu se sent abrité d’une armure invincible, le protégé du Ciel. Le même homme qu’on aura vu au seuil de son gourbi, riant bonnement à son fils, sensible, fermant les yeux au parfum d’une rose, ou se faisant aux oreilles des pendeloques avec des fleurs de jasmin, tout à coup, sur un signal, un mot chuchoté à l’oreille, prend son couteau, son fusil et part... Il rêve déjà d’une tête coupée.

Alors l’étranger, le même qui avait noté sur son carnet le silence, le calme, l’impassibilité des beaux Marocains, assis sur leurs tapis dans les échoppes, ou le sourire séducteur d’un cavalier arrêté au gué de la rivière, perçoit des changemens qui ressemblent aux variations subites de l’atmosphère. Le long des murs de pisé, dans la zone d’ombre, on dirait que les morts se réveillent. Au passage du chrétien, il y a des murmures qui ressemblent à des rumeurs d’abeilles en colère dans les ruches. Le soir, la récitation du dikr dans le cercle des tentes prend une cadence accélérée, une cadence farouche, une cadence de guerre. La colère arabe, elle s’annonce comme les signes imperceptibles précurseurs des orages : un certain éclair dans des yeux d’enfant semble aussi innocent que le vol de l’hirondelle qui rase le sol et pourtant, le vol bas, inquiet de l’hirondelle révèle, par un beau jour