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disputes des femmes, les cris des coqs, les bêlemens des chèvres ; les jongleurs, les sorciers l’égareront encore. Mais il a vu de ses yeux, il a senti la force de l’univers spirituel auquel il appartient et dont le centre se marque pour lui au ciel dans l’éblouissement du soleil levant. Il a vu le pôle. Mourid, cadavre il était : il lui a été donné de vivre un jour. Mourid, cadavre il redevient, attendant de ses maîtres le choc, l’appel qui le font tressaillir, l’emportent par les jongleries, les extases sur les mers de lumières, ou le font s’armer pour défendre son corps, son bien, ses frères et l’Islam tout entier contre cette pesée chrétienne dont la menace le hante. À l’étranger qui passe, il semble, avec ses regards lourds, assoupi et comme hébété dans une morne indifférence. Souvent, couché pendant des heures le long des murs, dans la mince zone d’ombre, il est pareil à un mort, le nez sur la terre. Mais son fatalisme apparent est moins fait d’indifférence que de crédulité et de patiente attente, l’attente des signes magnétiques sans lesquels il n’est que cadavre. C’est le pays de l’attente, on attend sans fièvre, sans même tromper l’attente, comme attendent les semences, l’hiver, dans l’obscurité des sillons. Un jour le Mokkadem apporte le message : « Un Cherif vous apparaîtra, il sera de la descendance d’Hassein, fils d’Ali et de Fathma. On le reconnaîtra aux signes suivans : il aura les dents claires ; son étendard sera vert, il sera âgé de 35 ans. » On a déchiffré les nombres, consulté les signes. Aux cimetières, aux souks, aux abords des petites zaouïas, on voit se former les groupes de trois, de quatre qui répandent la nouvelle et la commentent. Le parchemin hiéroglyphique déchiffré par les initiés révèle que l’esprit a tracé dans un carré cabalistique des chiffres indiens : « Vois un ط après un ر et puis un ش : le ط vaut 90, le ر vaut 200, le ش vaut 1 000 : total 1 290. Des événemens dignes d’être inscrits dans l’histoire, des morts nombreuses, se produiront dans l’Ouest. »

C’est alors que les khouans deviennent les secrets « compagnons du zèle, » les « Scorpions de la guerre. » Si les maîtres sentent approcher le chrétien, ils n’invitent plus à l’extase, mais au combat. Les mokkadem répandent l’alarme. De la zaouïa aux villages, des villages aux gourbis, des gourbis aux tentes, les mandemens, les proclamations se propagent. Les Maîtres ne veulent pas être dépossédés, et la guerre qui défendra leur pouvoir est la guerre sainte, la guerre sans merci.