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ESQUISSES MAROCAINES.

vie et accompagne le pèlerin dans l’autre monde. Pour tout musulman, mais plus passionnément pour le khouan mystique, le voyage à la Mecque est le terme des désirs. L’enfant en rêve, il a vu son père y rêver avant lui, partir, et puis revenir investi d’une dignité particulière. Et, quand il est homme à son tour, si les douros amassés d’année en année pour le coûteux voyage ne suffisent pas, la confrérie l’enrôle, paie le surplus et nourrit ses pèlerins. Aux ports d’où les bateaux les emportent, les saints voyageurs arrivent en caravanes, et ce n’est plus entre les khouans la rencontre fortuite d’une fête, d’une assemblée d’un jour. Les frères marcheront, dormiront, se nourriront ensemble ; pendant des mois ils seront libérés de toute occupation de métier, s’entraîneront à la ferveur musulmane, demeureront les yeux tendus vers la vision qu’ils approchent. Entassés dans les khans, accroupis pendant des journées aux portes des consulats où les sévères formalités s’accomplissent, et puis parqués sur les ponts, ils ont l’air de troupeaux sacrés, obéissans, qui ruminent. Au jour du départ, l’air s’emplit de cris, de bénédictions, de you you suraigus. Si les pensées ou les pratiques religieuses se sont égarées dans les ascensions démentes ou les superstitions idolâtres, à présent tout est ferveur et ferveur musulmane : le jour, le soir, couchés sur les nattes, les pèlerins affirment dans la récitation du dikr leur fraternité et cette unité religieuse qui les rassemble, les lie tous ensemble et les lance tous ensemble sur le même point du monde. Nomades de goût et de nature, peu importe aux frères de cheminer longtemps : quand aujourd’hui sera fini, viendra demain et puis encore demain : tous les jours sont pareils comme les étapes du désert, qu’importe le temps ? Les yeux à la fois ardens et languides se baignent dans les réelles mers de lumière où le navire chemine et le jour vient où l’on touche au port de Djeddah, où l’on débarque, où l’on rejoint sur la route de la Mecque les caravanes d’Asie. Les légions musulmanes se mêlent ; les grands troupeaux humains marchent, dans la poussière, poussés par d’autres troupeaux humains. Un soir, les chefs des caravanes, en ordonnant l’étape, montrent à l’horizon l’agglomération des cubes blancs entre lesquels les minarets fusent et les coupoles revêtues d’or resplendissent. Alors les frères se sentent vraiment des frères qui ont tous ensemble une seule religion, un seul amour filial, un seul roi maître de leurs