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ESQUISSES MAROCAINES.

et alors les silos s’ouvriront non plus pour donner, mais pour recevoir le grain doré qu’amoncellent, venues de toutes parts, les multiples offrandes. Vivre, c’est la grande affaire, et s’approcher des lieux où la vie abonde, c’est le grand attrait. Le silo devient un sanctuaire où les grains descendent comme des prières dans le cœur d’un Dieu qui les rend en prospérités ; les champs de la zaouïa s’agrandissent de l’obole des frères et, sur les biens sacrés dont il a donné son infime part, le khouan asservi est un peu chez lui, fier de franchir le seuil d’un Paradis arrosé d’eau où les bestiaux mugissent, où les blés ondulent. Il a le sentiment d’un fils de famille sur les biens paternels. A ces biens il prête ses bras, sa faux, heureux de travailler sans salaire, pour la gloire des maîtres, dans la Terre Promise. Si, le soir, le cheikh daigne porter ses pas dans les champs où ses fils travaillent pour la prospérité de l’ordre, si l’on voit sa robe blanche émerger sous l’ombre des voûtes, s’il s’avance avec son geste bénissant, les khouans tressaillent d’allégresse. C’est comme si la divinité les visitait : ils suspendent leur travail : leurs yeux s’emplissent de cette vision inespérée : le Maître ! et, s’ils osent, ils iront, silencieux, l’un après l’autre, baiser le pan du manteau de celui qui enchante et terrifie les cœurs. Chef, roi, prêtre, détenteur de par l’ordre divin des bénédictions temporelles et spirituelles, le maître est la personnification du Tout-Puissant.

La conscience de son prestige donne à son geste, à ses mouvemens, à l’auguste silence où se complaisent ses lèvres fermées, ses yeux clos, le mystère propre à celui qui ne saurait se révéler tout entier. Une méditation intérieure guide ses pas hiératiques, il a paru et déjà il disparaît sous les voûtes. Il s’est retiré peut-être dans les chambres closes, pour prier dans le sanctuaire où, sur le tombeau du Saint, les lampes ajourées sont suspendues et répandent, à travers les verres violets et verts, leurs feux mystiques où les étendards qui ont rallié les khouans aux jours de grands pèlerinages sont dressés autour du tombeau. Le cheikh goûte l’adoration humble et lointaine, mais il goûte aussi la fraîcheur des salles où l’attendent ses femmes, où les grains d’aloès s’évaporent en fumée odorante dans les cassolettes. Pour délecter ses oreilles, les rossignols captifs chantent, on dénombre les présens qui arrivent avec les caravanes de tous les pays où l’on compte des frères. Les cheikhs !