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ESQUISSES MAROCAINES.

eux aussi une gloire lumineuse. C’était cette douceur des soirs musulmans qui apporte si régulièrement au corps fatigué une sorte de délivrance spirituelle : la grande cigogne traversait le ciel sans tache, familière, comme un esprit dans son royaume, elle revenait à tire-d’aile se poser sur son grand nid au sommet du minaret. Dans les ruelles, où nos yeux plongeaient comme au fond de puits pleins d’ombre, les enfans jouaient aux seuils des maisonnettes ; les lueurs de leurs beaux yeux brillaient comme les dos des scarabées ; leurs mères revenaient avec leurs jasemens doux des lavoirs ou du cimetière, et le cri du muezzin montait. Les hommes montaient à la mosquée, ou bien, les bras ouverts, debout, face à l’Orient, récitaient leur prière. La vie musulmane poursuivait son cours immuable, les terrasses se vidaient. Avec bienveillance, comme des frères mystérieux, on laissait les possédés au mystère de leur épuisement ; la nuit tombait sur eux ; on entendait encore, comme un faible et dernier hoquet, la récitation expirante du dikr. Il s’échappait encore des lèvres, comme d’une blessure par où s’échappe la vie, coulent à petits filets les dernières gouttes de sang.

Que deviennent les disciples ? Quelle est la suite du sombre sabbat ? Les secrets sont bien gardés ; vous les percevez sans les comprendre. Mais un jour, vous voyez rentrer votre jardinier : on vous avait dit qu’il était malade ou bien « à la guerre, » ou bien c’est le palefrenier, le domestique toujours fier dans sa culotte bouffante, sa veste galonnée d’or, ils reviennent un peu palis et creusés. Ils reprennent leur travail ; le silencieux jardinier passe et repasse dans les plates-bandes. Dans sa djellab blanche, avec ses mouvemens lents et rythmiques, il semble ne respirer que quiétude. Il est régulier à la prière, aux ablutions. C’est un musulman modèle. Mais quand il est penché sur les bégonias, quand il noue les œillets d’Espagne, vous pouvez voir, sur la partie nue de sa tête enturbannée, des traces de blessures. Inutile d’essayer une question. Nulle confidence, nulle réflexion, nulle allusion. Le chevrier que vous croisez dans la campagne et qui porte à ses lèvres le bucolique pipeau a encore la tête bandée de linges. Celui-là aussi a quitté sa vie uniforme, essayé de « voir Dieu. » Quel jour, comment le mot d’ordre a-t-il été donné ? Où reçoit-on l’enseignement de l’initié ? Quels sermens lient les frères ? Pour quelle fin les exaltent les maîtres ? Mystère d’Islam ! Le chrétien qui séjourne sur cette terre