Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 25.djvu/873

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
869
ESQUISSES MAROCAINES.

du sang. Braver, exorciser la douleur, n’est-ce pas déjà voir les lumières ? Chaque sensation extérieure leur apparaît comme le corollaire d’une vision intérieure.

Aux ruisseaux, les khouans parfois s’arrêtent pour puiser un peu d’eau au creux de leurs mains, rafraîchir leurs plaies. Le chemin, derrière eux, devient sanglant. De loin, on voit les têtes qui se balancent, hideuses boules rouges. C’est une procession d’aveugles : leurs yeux demeurent fermés sous les minces filets rouges qui collent les paupières. On voit des malheureux trébuchant contre les pierres. S’ils roulent sur le sol, ils y restent la face contre terre, et cette terre ténébreuse leur semble « l’Océan de lumière. » Ils y goûtent ardemment l’indicible sensation de l’être qui est hors de lui-même, le ravissement de la démence : cette poussière, qu’ils mâchent, fait partie du festin promis aux élus. Si la procession hurlante traverse une bourgade, un village, elle s’y arrête, car le passage des fils de Ben-Aïssa est un spectacle attendu. Les terrasses des petites maisons bleues se couvrent de spectateurs ; c’est une fête : les femmes tirent du fond des coffres les grands anneaux d’oreilles, les colliers de perles baroques, les ceintures à franges lamées d’or, rafraîchissent le kohl sous les yeux, les traits bleus sur le menton ; les campagnardes accourent sans voile sous les chapeaux parasols ; à grands coups de fémur de mouton les musiciens battent les tams-tams, les cymbales sonnent. Quelle fête où chacun, dans la vie monotone, se sent saisi de l’avide désir de voir, de sentir quelque chose d’extraordinaire ! Les Voyans se sont arrêtés : ils forment un cercle ; ils ne marchent plus : ils entrent en danse. Ils gravitent tous ensemble autour d’un point mystérieux et dans l’orbite de leurs pas coule toujours le sang. Cette gravitation a pour eux l’attrait d’une course sans terme. C’est la voie de l’Infini : ils sont emportés dans le tournoiement des sphères et les cycles du Paradis. Les femmes sur les terrasses soutiennent l’exaltation hystérique de leurs jubilans « You-you ! » et, si les musiciens s’épuisent, d’autres musiciens s’offrent pour entretenir le mouvement perpétuel des possédés de l’esprit. Car les fils de Ben-Aïssa ont pour le peuple le prestige des miraculés ; tous ces hommes qui ne font plus qu’un, qui ne poussent qu’un cri, ne font qu’une seule ronde, représentent une force magnétique. Les Ulémas peuvent passer dédaigneux ; pour le peuple,