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mais ils se souviennent du précepte : « Asservis ton âme, ton corps, tes sens. » A ce prix, ils verront les lumières. Leur obéissance s’inspire d’un immense, d’un fanatique espoir : voir et surtout sentir. Le silence établit dans cette masse homogène l’Unité du désir. Et l’Unité du désir se traduit par la récitation du dikr, les litanies de Dieu, redites cent fois, deux cents fois, et dans lesquelles le Nom revient avec un battement régulier, le son d’un marteau sur une forge. Alors le cheikh, inclinant la tête vers l’épaule droite, ne prononcera plus les versets, n’énumérera plus les attributs ; inclinant sa tête vers l’épaule droite, il dira seulement : Allah ! et toutes les têtes prenant la cadence, les voix répéteront dans le même rythme : Allah ! Ensuite, le maître inclinera la tête vers l’épaule gauche, en disant : Allahou. Les voix répéteront : Allahou. Il se baissera en avant : Allah. Alors l’impulsion est donnée : Allah-Allahou-Allah-ho-hou-hi. Les khouans, une seule masse, se lèvent : l’exclamation rauque et formidable a la régularité d’une vague qui se soulève, déferle et s’écrase sur le rivage. La cadence est admirable. Le maître est vraiment le maître, il tient tous ces corps, sous le magnétisme de sa présence. Les khouans, ses créatures, sont possédés par l’esprit qui le possède lui-même. Et sa volonté les soulève, comme la lune soulève la mer. C’est comme une convulsion de la nature qui s’accomplit en eux.

Quand ils ont crié : « Allah ! » un silence passe, une sorte de silence lugubre, comme lorsque le flot recule, les jours d’orage, pour se gonfler, se précipiter et s’écrouler de nouveau. Sur le monticule, la masse inerte, d’une blancheur de moraine, et qui semblait faire partie de la nature, commence à osciller. Avec l’intensité farouche de la clameur, l’oscillation grandit. A droite, à gauche, alternativement dans un rythme inexorable, les mains touchent le sol. Une ivresse est descendue dans les sens et une contagion d’ivresse. Les veines gonflées saillent comme des cordes bleues, le sang s’y engorge. Allahou ! Les voix s’étranglent et ce sont comme les aboiemens d’une meute extasiée qui hurle à la lune. Sur un signe du Maître, la phalange oscillante se met en marche. Alors, armés de petits sabres grossiers, instrumens du miracle, ils se portent en cadence des coups tranchans sur le crâne. Les minces filets rouges s’écoulent sur les faces convulsées, sur la blancheur terne des beurnouss. A la contagion des cris, succède la contagion