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confrérie, du Saint vénéré, il demandera, il obtiendra la permission de dormir, de manger chez un frère. Tantôt, possédé de l’ardeur mystique, il cherche à entrer dans les mers de lumière. Mais tantôt, voyageur fatigué, il ne demande que la galette de pain noir, la flamme du foyer ou l’ombre de la zaouïa. — Abrité sur les biens habous, nourri par eux, il se sent à la fois protégé sur la terre et relié à la phalange innombrable et supérieure où il devient lui-même parcelle vivante d’un organisme. Le cheikh est l’émanation de Dieu sur la terre, il dispense la lumière spirituelle et aussi le pain à qui a faim, l’eau à qui a soif, le grain pour ensemencer le champ dévasté par les sauterelles. Une correspondance s’établit entre l’assistance temporelle et la spirituelle et la créature avide de vivre, de croire et de voir appartient tout entière à son maitre. Aveuglément docile, le khouan se couche, nu, sur la table où le maître prend possession de lui ; il respire avec délices l’anesthésie du dikr. C’est un philtre qu’il boit et au fond duquel il voit les mirages qui l’exaltent. Il aime se sentir enchaîné, subjugué, il jouit avec volupté de cette domination qui l’emporte avec ses frères hors des réalités mornes de sa vie. Il y exerce ses facultés d’amour. Obéir volontairement, c’est aimer. Se lier esclave à celui qui a reçu, à travers la chaîne mystique du Saint et de Dieu, l’héritage sacré, c’est aimer. Se coucher à terre avec la horde des khouans, faire tous ensemble avec leurs corps nus un tapis vivant sous les sabots du cheval qui porte le cheikh orgueilleux, c’est aimer. Se relever ensuite sans blessure, sans rien sentir des meurtrissures que les pas du cheval ont laissées sur les ventres, sur les poitrines, c’est proclamer par un fait triomphal le miracle de l’amour. Et ne pas souffrir quand on s’immole vivant à celui qu’on aime, c’est se déclarer invincible, délivré de la peur et du mal, c’est grandir sa destinée jusqu’à rire de celle qui met les princes du monde craintifs et souffrans sur des trônes. Mahomet lui-même, simple envoyé de Dieu, ne pouvait voir ce qui est caché. Mais le khouan, lui, le voit ou le verra. En attendant il fait partie d’une cohorte invincible, il a partout des, frères, il subit la destinée du cœur, il aime, il obéit, il est protégé ; s’il est trop pauvre, les silos de la zaouïa s’ouvrent pour lui. L’énergie de son être primitif se dépense, délivré de la raison et de la douleur, hurlant de bonheur dans le ciel de l’extase.