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ESQUISSES MAROCAINES.

Songeons-y, le pauvre musulman est si seul ! Son cœur, le dernier trésor inviolable du pauvre, s’appauvrit dans la polygamie sensuelle, dans le pullulement des enfans : le dur asservissement de la femme détourne aussi le cours naturel des affections. La pauvre épouse, instrument de plaisir et puis bête de charge, que l’on voit pliée en deux, les mains touchant presque le sol, succombant sous le poids du fardeau que l’homme dédaigne, la pauvre épouse a peu à donner. Elle offre son flanc docile au plaisir de l’homme et, quand sa jeunesse est passée, elle finit sa vie flétrie dans le dévouement de vieille esclave qui tourne, les yeux fermés, la roue de son infortune. Son ardeur dépensée en maternité ingrate s’épuise alors en effrénés bavardages, en superstitions ineptes où se réfugient ses dernières tendresses, ses dernières espérances. L’homme, à ce foyer précaire, changeant, ignore la stabilité, la régularité des affections ; l’aînée de ses filles pourrait être la mère de sa dernière épouse, et les premiers de ses fils les grands-pères des derniers enfans. Trop souvent une famille est une tribu pleine de querelles. Les générations s’y confondent sans ordre, sans rythme. Dans l’affiliation aux confréries, l’homme trouve le contact étroit avec ses semblables ; il trouve des frères avec qui partager une espérance et un maître, un père, le cheikh, à qui remettre sa volonté. Trop ignorant pour distinguer le vrai du faux, le possible de l’impossible, il attend tout de son acte d’obéissance.

Et quand le cheikh lui présente le petit fil noirci en lui disant : « C’est le flambeau du ciel à la lueur duquel tu verras Dieu, » le pauvre mourid ouvre tout grands ses yeux. Moins il voit et plus il croit, persuadé qu’il ne lui faut que persévérer, multiplier l’énergie de son effort, pour voir l’Invisible. En attendant, il sent du moins avec les khouans, ses frères, comme une chaude fraternité d’ivresse, il est enrôlé, encadré dans une hiérarchie spirituelle, une armée qui le mène à la conquête céleste. S’il va, sur sa mule, conduisant les chameaux, nomade d’une bourgade à l’autre, il sait qu’il trouvera des initiés, des adeptes de la confrérie à laquelle il appartient : ce sera sa grande famille spirituelle, il y trouvera un groupe pareil à celui qu’il a quitté la veille et sur un signe, qui le fera reconnaître comme initié, il sera admis au milieu d’eux, il recevra de ses frères l’hospitalité ou le secours que des alliés se doivent, il entendra la cadence familière du dikr. Au nom du chef de la