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adaptés à la condition humaine, enfouis dans les saintes zaouïa, qui les connaissait ? qui les lisait ? qui les commentait ? Souvenons-nous que dans tout le monde arabe et arabisé la science d’écrire et de lire est une science difficile et rare. Le taleb, le lettré qui, matériellement, tient la plume de roseau, l’encrier à sept trous, est déjà une manière de savant. Lire un texte manuscrit, c’est le déchiffrer. L’écriture n’est composée que de consonnes : la voyelle, le son qui donne la vie au mot n’apparaît qu’à l’état de signe diacritique, comme les accens sur nos e. Chaque mot réduit à des consonnes surmontées de signes se prête ainsi aux interprétations et cette difficulté s’accroît de l’extraordinaire richesse de la langue, de tous les enroulemens subtils, des guirlandes poétiques dont la pensée se pare. Il faut avoir vu un taleb se pencher sur un texte écrit la veille, l’étudier comme un papyrus, en épeler pour ainsi dire mot à mot le sens pour comprendre combien, en ce pays de mystère, tout est caché. L’idée est voilée dans l’image et l’image dans l’incertitude du mot. La foule, le nombre ne connut des beaux écrits des soufistes que ce qu’en retint une tradition orale, abrégée, adaptée à son niveau de rudimentaire intelligence, de moralité facile, et à sa vie nomade. Autour des maîtres on se groupait, mais aussitôt on se dispersait : la doctrine était comme une semence que nul ne cultive, jetée par le hasard dans une terre sauvage. Des têtes débiles, des cœurs passionnés transmettaient la formule de prière à d’autres têtes débiles, à d’autres cœurs passionnés. Elle voyageait avec les caravanes, elle s’altérait, et surtout sa vertu intime s’échappait, comme le liquide fuit d’un vase. Et pourtant, on ne saurait trop le redire et s’y complaire, le vrai soufi, le maître originel avait brûlé du feu de la Charité, il s’était approché de la vérité éternelle, du mysticisme saint, c’est-à-dire humain. S’il avait vu Dieu, il avait cherché dans cette vision la vision pitoyable de son semblable. « Sache, » disait-il, « que le Dieu très-haut nous assiste l’un et l’autre, ainsi que tous les Musulmans ; que notre école est fondée sur le Livre Saint, la Sonna, la pureté de l’âme, la charité, la bienfaisance, l’abstention de tout procédé inhumain, la patience à supporter le mal qu’on nous fait et le pardon des offenses venues des frères. Je te recommande, ô mon enfant, en vue de Dieu, le respect constant des chefs spirituels, les bons conseils