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ESQUISSES MAROCAINES.

compter. » En effet, pourquoi compter ses pas, quand on est sur la voie de l’Infini. On s’épuiserait à dénombrer la série des attributs de Dieu, telle qu’on la trouve dans le dikr d’El-Doukali ; le saint les a exhalées avec la fécondité inventive de la poésie et de l’amour. « Il n’y a de Dieu que Dieu. » Ce principe doctrinal devient le cri lyrique d’une créature qui s’exalte, en qui l’acte de foi devient une fièvre, un délire. Elle se dresse, défiante, combative, contre celui qui contesterait cette Unité, ou tenterait de l’arracher à la contemplation enivrante.

« Si tu connaissais Dieu, son prophète et la Sonna, » dit un soufi, « tu saurais que la fréquentation des soufis purifie la conscience.

Ce sont eux qu’on fréquente dans les grands malheurs.

Moi, je m’éloigne de ce monde détesté. Tes paroles à toi, qui les entend, homme sans origine ? Approche-toi donc des soufis, et tu verras que leur enseignement est fait de science cachée et de pureté morale. Tu obtiendras l’ivresse divine.

Quiconque nous manifeste sa jalousie, nous le frappons au foie avec une flèche, tandis que les hommes qui ne nous oublient pas voient prospérer leurs affaires.

Heureux celui qui se grise de la liqueur de mon verre toujours plein.

A ceux qui nient, répondez : Nous buvons ce verre.

Dans les mers de lumière, nous sommes entrés. »

Dans les mers de lumière, voilà le grand rêve qu’inspire au pâtre, au chamelier, au muletier nomade, le ciel torride, les nuits religieuses pleines d’étoiles, ardentes et tremblantes comme des âmes en prière. Les lumières ! C’est toujours là qu’on en vient. D’une confrérie à l’autre l’idéal mystique ne varie guère : déchirer les voiles, participer à la chaude palpitation de l’éther, posséder en soi cet esprit de lumière qui règne sur une nature sans mutation, esprit unique qui enflamme les vagues de sable et semble descendre jusqu’aux dernières profondeurs de la mer.

Et tout de suite, en s’avançant dans les mers de lumière, on s’éloignait de l’enseignement pénétré de charité, d’humilité des maîtres véritables, les premiers soufistes. Au lieu de prier, on buvait le philtre dans « le verre toujours plein. « Il y avait bien les écrits, les beaux préceptes, les poèmes laissés par l’homme vêtu de laine, mais ces écrits pleins de parfum évangélique,