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ESQUISSES MAROCAINES.

clés. Il avait dû pour lui-même ouvrir les trésors visibles. La pompe qui l’entourait était le signe sensible de l’élection dont il avait été l’objet de la part de Dieu ; il achetait de quatre-vingts chameaux les pierres précieuses qui resplendissaient sur les poitrines de ses épouses, mais c’était lui aussi qui remettait au soufiste la clé des trésors invisibles. La gloire de la pauvreté, il l’avait comprise et célébrée ; c’était entrer dans une « des voies innombrables » qui mènent à Dieu que suivre le maître nouveau, le soufiste. Chaque jour à Medine, Mahomet avait salué les Ahes-Soffa (les gens du banc) qui se délectaient de prières, l’Envoyé s’était associé à leur psalmodie coranique, il avait partagé avec eux le pain frugal. Il avait respecté et compris leur contemplation. Jamais il n’avait dit aux « gens du banc : » : « Levez-vous, allez combattre les idolâtres. » C’était donc de lui que ces méditatifs, ces abstinens avaient reçu l’initiation première. Les Ah-es-Soffa en le voyant paraître se levaient et proclamaient ensemble. : « Il n’y a de Dieu que Dieu. » Après eux le soufiste répétait : « Il n’y a de Dieu que Dieu. Il est l’Unique. » Parmi les voies innombrables, l’ami de la pauvreté en ouvrait une nouvelle, plus large, plus attirante, où les âmes endolories pouvaient se précipiter. Elles poursuivraient cet Unique à travers les zones de lumière qu’avait parcourues l’apôtre, et où s’irradie l’Unité. Parmi les clés qui ouvrent toutes choses il en montrait une qui ouvrait les portes jusque-là scellées, des portes qui avaient séparé les mortels des cercles du Paradis. : Derrière le soufiste on irait, on avancerait jusqu’à l’Impénétrable. Les cent soixante mille voiles, derrière lesquels il est caché, se déchireraient les uns après les autres, sous l’élan de l’âme qui fait son ascension. Et cet élan, commencé dans la contemplation tranquille de l’idéal, continuerait, s’accélérerait dans la ferveur, dans le vertige de la prière.


III. — LA PRIÈRE

Mais quelle prière ? Pour le soufiste, il ne s’agit pas de s’aménager durant la précaire vie de ce monde un abri, et de le mettre sous le patronage des génies cachés dans les troncs d’arbre, ni de suspendre aux branches de l’olivier les chiffons de laine propitiatoires. Pas de divinités déguisées, pas d’idoles : l’homme nu, dépossédé, refoule, de son élan impatient,