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muletiers de la caravane, pâtres attirés par la vue du petit campement, par les friandes odeurs de sucre et de graisse, voient venir à eux le soufiste. L’homme vêtu de laine, tout pareil à eux avec ses pieds nus, plus pauvre qu’eux, portant son bien dans sa besace, leur dit :

« Mohammed ben Ali a rapporté ceci :

« Il y avait avec nous à la Mecque un jeune homme couvert d’une vieille couverture bariolée. Il ne nous fréquentait pas, il ne s’abaissait jamais en notre compagnie.

« Pris d’affection pour lui, je lui portai deux cents drachmes que je tenais d’une source pure et je les déposai sur le bord de son tapis de prière en lui disant : — J’ai réalisé cette somme par des moyens licites. Prends-la et dépense-la pour tes besoins. Mais me regardant d’un air courroucé, il me répondit :

« — J’ai acheté cette place auprès de Dieu afin de me tenir à l’écart des choses de ce monde pour 70 000 douros sans compter les propriétés foncières et les produits de la terre. Voudrais-tu maintenant me la faire perdre pour l’argent que tu m’apportes ? Et se levant, il le jeta loin de lui et je dus le ramasser.

« Je n’ai jamais vu une fierté pareille à celle qu’il montrait en jetant cet argent, ni une humilité pareille à la mienne quand je le ramassai. »

Une place auprès de Dieu, l’anticipation du Paradis, quelle revanche prodigieuse pour celui qui a tondu sa brebis au profit du maître puissant, et qui n’a pas de place au festin où se succèdent les plats de cousscouss et de beignets frits ! Il est accouru, il appelle à lui ses frères. Les plus pauvres sont les plus empressés. Nulle inquiétude de conscience. Nulle apparence d’hérésie. On touche au contraire pour le baiser le manteau du Prophète. Nul dogme insolite. Si le Prophète, dans le Livre des forts, a organisé la guerre, la conquête, la possession des biens, la puissance et la volupté, on lit aussi dans la Sonna : « Il existe une clé pour toutes choses. La clé du Paradis est l’amour des malheureux, des pauvres. » « Sachez que les voies qui conduisent à Dieu, dit encore la Sonna, sont plus nombreuses que les étoiles du firmament, mais la plus sûre de ces voies est celle de la pauvreté. » Et enfin : « Les pauvres entreront au Paradis une journée avant le riche, ce qui représente une avance de cinq cents années. »

Mahomet avait tenu dans ses mains sacrées la clé des