Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 25.djvu/855

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
851
ESQUISSES MAROCAINES.

la faim, de la soif, du froid, du chaud, le transporte dans les régions où le corps est invulnérable et où l’âme s’exalte dans une ascension triomphale.

Ainsi du même foyer coranique deux voies s’ouvrent et divergent ; l’une, on a essayé de le montrer ici même [1], par le culte personnel rendu à la descendance charnelle du Prophète, au marabout, ramenait l’homme à cette sorte d’animisme primitif, qui établit une correspondance mystérieuse entre les hommes et les choses. Dans l’autre voie au contraire, on reniait la terre, on ne voulait ni l’adorer ni même la subir. Comme le marabout, le soufiste se reliait à Mahomet, mais non par la filiation naturelle qui se prouve sur les rameaux enluminés de l’arbre généalogique. Il se rattachait au Prophète par la chaîne autrement mystérieuse et toute spirituelle qu’il appelait lui-même « la chaine mystique » le long de laquelle descend, invisible, le feu du Ciel.

L’homme « vêtu de l’illustration » qui prêche sous les dattiers la bonté, la clémence, le dénuement, voit venir à lui les affamés, les souffrans, tous ceux en qui l’idée miraculeuse de vertu est née de la corruption même de ce qui les entoure. Il ne leur promet pas, comme le marabout terre à terre, les prospérités précaires, la guérison de leurs maux. Il ne s’agit plus, sous le couvert du marabout, d’enchanter les sources, de conjurer ou d’adjurer les djnounn, d’interpréter les bruissemens des feuillages, les vols des oiseaux, d’enfermer dans les petits sachets de cuir le secret du salut et de rentrer, sans le vouloir, sans le savoir, dans le sein du paganisme : non, on va quitter délibérément la terre, la renoncer, se mettre en marche en grandes légions pour la grande conquête : celle du ciel. Ensemble, dans des unissons immenses, on proclamera la fidélité à Mahomet, on contemplera la splendide Unité de Dieu, on l’atteindra, on s’y absorbera, on y résidera.

Le renoncement est aisé à qui ne possède rien. Le soir, aux souks, pendant que les chameaux agenouillés sommeillent et que le jour torride s’allège, les maîtres, couchés sur les nattes au seuil des tentes, respirent les parfums qu’exhalent les cassolettes et comptent dans leurs rêves astucieux les pièces d’argent qu’ils tireront du pauvre, alors chameliers et

  1. Voyez, dans la Revue du 1er septembre 1913, Paysage et Religion.