Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 25.djvu/854

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
850
REVUE DES DEUX MONDES.

qui se prêtent à la complexité de la vie, à la diversité des âmes. Au lieu du commandement simple et brutal : « Obéissez et donnez, » il trouvait la persuasion douce, intérieure qui s’épanchait en amour, en poésie, en charité, et l’ordre que lui dictaient les anges était de veiller sur le pauvre, de l’aider, et de l’amener à cette conception spirituelle, qui portait en elle-même sa splendide récompense.

Alors on le voyait revenir, le soufiste, l’homme vêtu de laine, au regard doux ; il allait à pied, égrenant son chapelet d’ambre, il dénonçait comme vaine l’ambition des richesses, il trouvait un prestige à la pauvreté, il y pressentait comme une liberté matérielle et spirituelle. Quelle prise a-t-on sur celui qui ne veut rien ? Il comprenait que, renonçant à la matière, il allait vivre dans l’intimité des idées pures, divines : renonçant à ce monde, il atteindrait un autre univers plein de clartés, il saisirait l’Insaisissable, et tandis que l’uléma compterait avec ses intendans les têtes de bétail, lui, le soufiste, il compterait les lumières derrière lesquelles Dieu se voile. Moralité, charité, philosophie, paix intérieure, tout tentait ce sage dans la doctrine du renoncement dont il avait été si loin, en suivant des pas sanctifiés, relever les traces. Se dépouiller volontairement, comprendre pour soi-même et apprendre aux autres la valeur de la souffrance, de la misère pour ainsi dire libres et consenties, c’était couper les rudes liens que faisaient sentir les oppresseurs, leur échapper et se sentir soudain affranchis de toute entrave.

Ainsi ce qui avait fait l’humiliation se changerait en joie et en orgueil. Au lieu d’acquérir, de disputer, ou de gémir, le fidèle triomphant se dépouillera ; au lieu de chercher à jouir, il s’appliquera à souffrir patiemment et peu à peu les besoins, les appétits de la vie temporelle se retireront de lui comme une onde impure qui salissait son vêtement. Alors le soufiste ne sera plus l’homme « vêtu de laine, » mais couvert du « manteau de l’illustration. » Il sera pris, emporté par les anges dans l’éther où, de sphère en sphère, de lumière en lumière, il atteindra le Paradis, la Vision suprême ; l’Inconnaissable lui sera révélé. S’il ne comprend pas l’injustice de la terre, il comprendra la justice du ciel car elle l’aura, avant la mort, délivré de l’oppression. Il sera mort à sa vie misérable, mais vivant dans la vision béatifique qui tient les sens en suspens, l’affranchit de