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gendarmes qu’il allait chez le chef de l’Etat et que cet excès de vitesse témoignait, dans ces conditions, du respect de l’autorité.

Lorsque j’arrivai devant le palais ducal, non loin du fameux théâtre, les sentinelles couraient, comme des possédés, auprès de leur guérite pour présenter les armes. Mais sous le portique, le majordome et quelques valets me montrèrent, par leur masque allongé, la respectueuse désapprobation de mon retard. Je compris, aussitôt, ce que ma situation à la cour de Saxe-Meiningen devait désormais avoir de pénible, et j’eusse aimé fuir vers quelque obscure auberge, pour échapper aux regards des dignitaires dont j’avais bouleversé les inflexibles conceptions protocolaires. Mais il était trop tard pour reculer, et lorsque j’eus passé la voûte d’acier de ces mines de valets, on m’annonça que Leurs Altesses Royales, dans l’obligation du service, avaient été au regret de se mettre à table depuis un quart d’heure, après une attente prolongée. Je fus introduit dans une grande salle à manger où une douzaine de personnes étaient assises. Le duc et la duchesse se levèrent précipitamment pour venir au-devant de moi et me présenter des excuses, sans me laisser le temps d’offrir les miennes, qui étaient plus légitimes. Une fois à table, je ne pus cacher ma gène extrême que par un air étourdi. On me fit rattraper, au galop, tous les plats qui avaient déjà défilé, et lorsque j’eus rejoint les convives, je pris enfin le temps de regarder autour de moi. A ma droite, se tenait, assez raide, une dame du palais encore fort belle, qui n’avait pas le type allemand, mais qui, dans son grand deuil de cour, avec son bonnet pointu du temps d’Elisabeth d’Angleterre, semblait ne porter à ma personne qu’une confiance limitée : ses yeux d’agate d’un lustre glacial se fixaient parfois sur moi avec le secret malaise d’avoir à me rendre, par ordre supérieur, des politesses qu’elle ne se sentait pas disposée à me prodiguer spontanément. En face, se trouvait un aide de camp taciturne, aux aiguillettes d’argent voilées de crêpe et à qui la langue française ne semblait pas non plus familière. Puis, au hasard, j’aperçus toutes les charges d’une cour, d’ailleurs réduite au minimum, la princesse ayant horreur d’une contrainte à laquelle sa naissance l’avait trop longtemps pliée.

Après déjeuner, tous les convives se rendirent sur la terrasse du jardin et la Cour fut bientôt congédiée au seuil d’une allée garnie d’hortensias bleus d’un curieux effet japonais, qui menait