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adresse et les présentations entre compatriotes se faisaient, dès le premier jour, sous la lumière ambrée d’une coupole où, sans trop d’impatience, on attendait le praticien. Chacun y trouvait le livre de son choix, le journal de son pays, l’agréable partenaire pour la conversation. Les Français, les Russes, les Anglais auraient eu mauvaise grâce à ne pas avouer l’impression de bien-être dont ils jouissaient dans une complète sécurité. Des soldats, on n’en voyait point ; à peine quelques gardes forestiers confondus avec le vert des prairies, quelques gendarmes qui saluaient les étrangers comme s’ils eussent été autant de colonels.

Installé dans un appartement de ce château-hôtel, à côté d’un aimable voisin qui fut d’abord Jacques-Emile B..., puis, après son départ, le comte de B...-L..., naguère gouverneur d’Anvers, mes fenêtres dominaient ces frondaisons centenaires, ce carrefour de temples blancs, de colonnades et de portiques sortis de terre en si peu de mois. Certes, ce n’était plus la vieille Allemagne de l’Almanach des Muses, mais dans le cadre des forêts de Thuringe, si près des souvenirs de Schiller et de Gœthe, l’Allemand nouveau jeu semblait avoir haussé le culte de ses traditions à cet état d’âme du riche émigrant, retour d’Amérique, pour qui son village natal, embelli par sa munificence comme un jouet de jour de l’An, devient l’utile témoin de son ascension vers la richesse.

Le jour de mon arrivée, le glas de toutes les cloches célébrait les funérailles du vieux duc souverain, prince octogénaire, en suspicion auprès des Cours à cause d’un mariage morganatique avec une artiste de son fameux théâtre. Aux vitrines, on apercevait les portraits, voilés de crêpe, de ce couple tendrement uni, et les étrangers s’étonnaient de voir cette « Pompadour » sous les aspects d’une vieille dame infiniment respectable qui avait fêté ses noces d’or dans la dignité d’une honnête bourgeoise fort aimée de ses sujets. Pendant quelques jours, un silence attristé régna. Jusqu’aux limites extrêmes du duché, des affiches, encadrées de deuil, étaient clouées contre les arbres des routes, annonçant la nouvelle de cette mort aux plus lointaines solitudes. Des hommes noirs et solennels circulaient ; le théâtre était fermé ; mais lorsque le deuil public eut donné à la maison régnante les gages protocolaires de son loyalisme, la vie reprit ; la chapelle ducale, les orchestres de la