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REVUE DES DEUX MONDES.

Italie qu’en terres germaniques, l’Ancien Empire du Moyen Age obligea tous les hommes qui voulaient rester libres à endosser l’armure, à vivre sous le poids du casque et de la cuirasse. Dans notre Europe du xixe siècle et même dans la moitié de l’univers présent, le Nouvel Empire allemand obligea tous les peuples qui voulaient rester libres à endosser les armemens, à vivre sous le fardeau de la paix armée. Avant 1870, il y avait en Europe des nations civiles, qui étaient pourvues d’une armée, comme d’une justice ou d’une police ou d’une administration, mais qui ne vivaient pas seulement pour leur armée. Après 1870, ne purent subsister en Europe que les seules nations enrôlées, dont toutes les autres fonctions passaient ou même disparaissaient derrière la préparation militaire.

Rome avait donné au monde la villa et la cité, le pont et la route, la basilique, les thermes et le théâtre. Les Invasions germaniques et le Moyen Age, qui fut leur héritier, ne firent partout sortir de terre que fossés et remparts, tours, plessis, fertés, burgs, villes fortes. Chaque homme de guerre s’isola dans son donjon en coupant autour de lui les ponts et les routes. Il fallut les dix siècles de barbarie, qui séparent les Invasions et la Renaissance, avant que l’ingénieur italien se remît à l’œuvre, et il fallut quatre siècles de travail avant que l’ingénieur français ou anglais rendît à l’humanité des moyens de commerce et des relations d’amitié aussi rapides que ceux dont on avait joui sous la paix romaine : l’éternelle guerre germanique fait qu’aujourd’hui encore, quatorze siècles après les Invasions, nos chemins de fer n’ont pas rétabli entre Marseille et Cologne le contact journalier que jadis assurait le chemin de pierre des Romains… Et qu’a fait de l’Allemagne et de l’Europe le nouvel Empire allemand, sinon une caserne de soldats, un arsenal de munitions et un laboratoire d’explosifs, une place de guerre, où le bonheur des individus, l’amélioration de la race et de la société, le progrès de l’esprit et des mœurs, la morale et la religion, tout est subordonné à la science et aux apprêts du combat ?

Fustel de Coulanges a dressé le bilan des charges militaires que l’Empire romain imposait à ses citoyens : « Les armées de l’Empire se composaient d’environ trente légions, comprenant chacune de 5 000 à 6 000 soldats. En y ajoutant les corps auxiliaires ainsi que les cohortes prétoriennes et urbaines, on