Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 25.djvu/736

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

accompli, jusqu’où elle le veut, son œuvre de conquête et de spoliation, que lui en reviendra-t-il ? Elle aura volé une ou deux provinces. Et elle aura perdu, à tout jamais, non seulement notre ancienne sympathie, mais l’amitié des autres peuples. « Sa sécurité ne sera pas mieux affermie, car plusieurs nations auront intérêt à l’affaiblir. Elle a, il est vrai, l’armée la mieux organisée qui soit au monde, mais la supériorité militaire est ce qu’il y a de plus instable dans l’humanité. »

Autre conséquence à redouter pour l’Allemagne victorieuse : perturbation de son état moral, altération profonde de son âme. Que nos ennemis ne dédaignent pas l’expérience de notre nation ! « Beaucoup des défauts dont on nous accuse sont venus de nos guerres, surtout de nos guerres heureuses. La vantardise, la fanfaronnade, l’admiration naïve de nous-mêmes, le dédain pour l’étranger, n’étaient pas plus dans notre nature que dans celle de tout autre peuple ; ils y ont été introduits par nos guerres, par nos conquêtes, par notre habitude du succès. Toute nation qui recherchera comme nous la gloire militaire, et qui comptera autant de victoires que nous, aura aussi les mêmes défauts. L’Allemagne n’échappera pas à cette destinée. »

Il va plus loin. Il constate que déjà « la vieille Allemagne n’existe plus, » que c’en est fait « des vertus allemandes. » Et il ose, à ce moment-là, prévoir la résurrection de toute l’énergie de notre race. En homme qui doit à son sens de l’histoire l’avantage de « distinguer dans les faits et dans la marche des sociétés ce qui est apparent de ce qui est réel, ce qui est l’illusion des contemporains de ce qui est la vérité [1], » il présage le déchet fatal, l’inévitable affaissement de la nation triomphante : » Qu’on ne pense pas que ce soit nous que cette détestable guerre ait le plus frappés, car nous, nous levons la tête, sûrs de notre droit et de notre conscience. Ceux qui souffriront le plus, ce sont les envahisseurs. Il n’est pas impossible que cette guerre soit le commencement de notre régénération ; elle est peut-être le commencement de la décadence de l’Allemagne. » Mais ce qui peut nous ménager une surprise et ce qui doit nous pénétrer d’admiration, c’est qu’à cette heure de nos grands désastres, Fustel

  1. Ces paroles où, sans le vouloir, et en définissant l’idéal de l’historien, Fustel de Coulanges semble s’être défini lui-même, sont tirées d’une des notes intimes que M. Jullian a retrouvées. Il a fait de ce feuillet de prix, portant l’épigraphe Quaero, la préface des Questions historiques (Hachette).