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Et, enfin, oui, l’Allemagne a son originalité. Mais, précisément, — et, si je me trompe, la faute n’en doit pas être imputée à M. Reynaud, que j’abandonne ici ; d’ailleurs, ne nous effrayons pas des mots : leur insolence s’atténue à la réflexion, — comme l’originalité française est une civilisation, l’originalité allemande est une barbarie. A chaque fois que l’Allemagne a vouIu s’émanciper, à chaque fois qu’elle a pu le faire, elle a déchaîné des instincts, et non pas ordonné des pensées. A Francfort-sur-le-Mein, le jeune Gœthe eut sous les yeux des exemples français. Il avait, chez son père, la compagnie d’un Français distingué, lieutenant de Soubise, le comte de Thorenc. Il assistait avec enchantement aux spectacles de la troupe française : « Les chefs d’œuvre du théâtre français, a-t-il écrit, seront toujours des chefs-d’œuvre ; c’est à eux que je dois mon inspiration dramatique. » Parlant à Eckermann de Voltaire et de nos écrivains, il disait : « Il ne ressort pas assez nettement de ma biographie quelle influence ces hommes ont exercée sur ma jeunesse. « Puis quand, à l’instigation du Sturm und Drang, il prétendit se dégager de nos écoles, il tomba dans l’extravagance, et voilà tout. Il délirait, ne fût-ce que pour éberluer ses amis. A l’auberge d’Elberfeld, il danse autour de la table si étrangement que ses amis sont, plus qu’éberlués, inquiets. A Darmstadt, souhaitant de montrer aux bonnes gens un poète et sa désinvolture, il se baigne tout nu, content d’ébaubir le monde. Et il a recours à mille absurdités, pour affirmer sa Genialitat. Il avait la tête solide et put résister à ce surmenage de déraison ; mais, auprès de lui, un garçon plus débile, le malheureux Lenz finit dans la démence. Le jeune Gœthe n’est-il pas un peu nietzschéen, déjà ? et les promoteurs du Sturm und Drang ne sont-ils pas des nietzschéens, par avance ? et, l’Allemagne, toutes ses crises de hardiesse indépendante n’ont-elles pas ce même caractère de désordre ? Le Kraftmensch qu’en ses jours délurés tout patriote allemand tâche d’être, c’est un sauvage vaniteux qui se débride. La sagesse de Gœthe lui vint, non de ses origines germaniques, mais de son éducation française. La Germanie, semblablement, c’est la France qui l’a pourvue des seules règles qui, par momens, lui ont donné bon air ; elle ne s’est jamais échappée de nos disciplines que pour se livrer à ses velléités fantasques ou folles. La Germanie a besoin d’être, du dehors, civilisée, ou maîtrisée.


ANDRÉ BEAUNIER.