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L’ÉTERNELLE ALLEMAGNE.

n’est pas la réunion des individus dévoués à cet « être réel et vivant, éternel et constant » qu’est la nation et pour lequel chaque génération doit travailler et, s’il en est besoin, se sacrifier sans se plaindro : l’État, c’est le domaine conquis par la force, l’agrégat maintenu par la force, l’enclos et le troupeau sur lequel s’exercent la tyrannie et l’exploitation d’un peuple sous le bon plaisir d’un homme. « Dans la lutte des nationalités, dit M. de Bülow, une nation est marteau ou enclume, victorieuse ou vaincue ; il n’y a pas de troisième solution. » Ce que l’on appelle État prussien et Empire allemand, ce ne sont donc pas des communautés égalitaires et fraternelles de citoyens : ce ne sont toujours qu’organisations tyranniques, échelles de victorieux et de vaincus, de seigneurs, d’hommes libres, de captifs, de serfs et d’esclaves, sous la botte d’un chef de guerre et de ses guerriers, de par la volonté du vieux Dieu germanique.

Le maintien des provinces polonaises dans l’État prussien et de la nation polonaise dans l’Empire allemand semble à M. de Bülow un des devoirs cardinaux de toute politique allemande. Il croit néanmoins rendre pleine justice à la nationalité polonaise : « Bien que les Polonais aient perdu toute indépendance politique et se soient montrés incapables, pendant des siècles, de créer un puissant État, il faut que nous ayons du respect et, précisément parce que nous avons une haute idée de notre propre nationalité, il faut que nous ayons de la sympathie pour l’attachement que le Polonais montre à ses souvenirs nationaux. Mais tout notre respect pour la nationalité polonaise ne nous empêchera pas de veiller au maintien et au renforcement du régime allemand dans les territoires qui furent autrefois polonais : c’est le devoir allemand, le droit allemand de l’État prussien de veiller à la protection, au maintien et au renforcement du régime allemand à côté des Polonais. »

Une cervelle latine est incapable d’inventer ni même d’accepter pareille définition de l’État, de l’ordre, du devoir, du droit. À tous les disciples de Rome, les droits et les devoirs semblent universels, humains, et non pas français, allemands ou polonais. Nous croyons qu’en tout pays, les droits et les devoirs de l’homme et du citoyen sont les mêmes, fondés sur l’égalité des charges et des individus. Mais l’Allemand, après dix-neuf siècles de Kultur, conserve son intime pensée qu’il