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et au célèbre Collège des Jésuites de Würtzbourg. Il avait fait plus : non content de se transformer en un protestant tempéré de franc-maçon, ainsi qu’il convenait pour s’attirer les bonnes grâces de son nouveau maître, il avait même cru devoir déplorer, avec son aplomb habituel, « qu’une éducation trop sommaire l’eût empêché de développer harmoniquement en soi ce qui s’y trouvait de meilleur. » Inutile d’ajouter que jamais, d’autre part, Gneisenau ne s’est vanté de la manière dont, le 4 février 1780, il avait déserté l’armée autrichienne : tout au plus affirmait-il volontiers qu’il n’était entré dans cette armée que « par besoin d’argent, » et la chose n’a rien que de vraisemblable. Il s’en était allé ensuite, toujours pour le même motif, combattre en Amérique dans l’armée anglaise, était revenu servir en Allemagne sous les ordres du margrave d’Anspach et puis, comme on l’a vu, s’était décidément improvisé patriote prussien.

Et déjà sans doute, à ces quelques traits, mon lecteur aura reconnu en Gneisenau un « intellectuel, » une espèce d’homme chez qui le cerveau l’emporte toujours sur le cœur. Intellectuel, le chef prussien l’était, en effet, à un très haut degré. Rien de plus curieux que de le voir, parmi le groupe ignorant et brutal des autres compagnons de Blücher, transporter jusque sous la tente ses curiosités naturelles d’amateur de beaux monumens et de belle musique, comme aussi que de comparer aux lettres informes de Blücher lui-même et de son entourage l’élégante clarté et la précision littéraire de tout ce qu’écrit le subtil Gneisenau. Évidemment, celui-là est l’unique « penseur » de la bande ; et l’on comprend aisément que le vieux Blücher, en particulier, n’ait pu manquer de subir la domination « spirituelle » d’un assistant dont l’intelligence et le savoir se trouvaient être infiniment au-dessus des siens propres. Quand plus tard, à Paris, Blücher risquera de se donner une congestion cérébrale à force d’exiger en vain des souverains alliés des « représailles » telles que l’explosion du pont d’Iéna ou que le morcellement de la France, nous pouvons être certains qu’il n’aura fait que répéter docilement, une fois de plus, la leçon de Gneisenau.

Il n’y a pas, du reste, jusqu’à la commune haine des deux généraux envers la France qui, dans l’âme de chacun d’eux, ne se soit inspirée de motifs très différens. Blücher nous détestait, avant tout, parce que nous étions l’ennemi qu’on l’avait chargé de combattre, sauf à nous regarder aussi, confusément, comme un danger pour sa patrie prussienne. Chez Gneisenau, le même sentiment provenait