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de jeunes gens. Dans ces matinées, — je songe surtout à celles de la Comédie-Française, — les seules pièces qu’on se soit aventuré à donner sont celles qui, du Cid à la Fille de Roland, représentent chez nous la tradition du drame héroïque. On les a écoutées avec ferveur, on les a acclamées. Les vieux chefs-d’œuvre ont été au cœur des Français d’aujourd’hui, qui y reconnaissaient leurs propres sentimens : le spectacle était dans la salle, autant que sur la scène. L’intérêt de cette épreuve a été justement de montrer leur impérissable jeunesse. L’histoire, en ses perpétuels recommencemens, se charge de ramener de telles circonstances, une telle atmosphère morale, que nous sentions s’éveiller en nous les mêmes états d’âme dont notre théâtre classique conserve à jamais le dépôt. F. Brunetière aimait à faire ressortir la « modernité » des grands maîtres de la pensée au XVIIe siècle, un Pascal, un Bossu et, et à montrer que la façon dont ils ont posé quelques-uns des grands problèmes de la conscience est restée la même dont ils se posent encore à nous. Ce que nous venons d’éprouver, c’est la « modernité » de Corneille.

La tragédie, telle qu’il l’a conçue, est née dans une France toute guerrière. On était au lendemain des guerres de religion, à la veille d’une autre guerre civile, sous la menace constante de l’étranger. L’année du Cid est celle même où la prise de Corbie jeta jusque dans Paris la consternation et l’effroi. Il y eut un moment de panique, un exode de Parisiens, et le gouvernement délibéra s’il ne quitterait pas une capitale trop rapprochée de la frontière. On a beaucoup reproché à Victor Cousin d’avoir prétendu que Corneille avait pris modèle sur les héroïnes de la Fronde pour les héroïnes de son théâtre. Comment Émilie, cette adorable furie, ressemblerait-elle à une frondeuse, si la Fronde n’était pas née ? Et pourtant peut-on dire qu’il se fût trompé ? On ne sait jamais, à quelques années près, si c’est la littérature qui se modèle sur la vie ou la vie qui copie la littérature. Durant cette première moitié du XVIIe siècle, l’héroïsme était dans l’air. Les âmes, familiarisé avec le danger, s’étaient façonnées à certaines manières de penser et de sentir dont les circonstances leur faisaient une nécessité. C’est sur elles que Corneille a pris mesure, et avec les élémens qu’elles lui fournissaient il a constitué une tragédie entièrement nouvelle, dont il est vrai que celle de Racine sera la contre-partie.

Ce qui la caractérise, c’est que le principal rôle n’y appartient pas aux individus. Un personnage invisible et partout présent plane au-dessus d’eux : l’État, ou, comme nous dirions aujourd’hui, le pays.