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toujours pareilles et les beaux arbres du cours de Saint-André, je me serais cru dans une cité nouvelle. La place Grenette est éventrée ; heureusement, j’ai retrouvé, point trop mutilées, la vieille maison de mon grand-père et celle de mes parens, qu’une plaque indique même aux passans. Mais, hélas ! que de désillusions ! Puisqu’on a débaptisé cette rue des Vieux-Jésuites où je suis né, pourquoi lui a-t-on donné le nom de ce rhéteur de Jean-Jacques Rousseau, qui n’y coucha qu’une nuit ?

— Mais une rue de Grenoble porte votre nom, fis-je vivement, tout heureux de dire quelque chose d’agréable.

— Oui, dans d’affreux quartiers neufs où nul ne passe... Je croyais aussi, ayant un médaillon à Paris, qu’ici, je pourrais contempler ma statue : je n’ai vu que celle de Berlioz, qui est de La Côte-Saint-André...

Des cris d’enfans, interrompant ma rêverie, me dispensèrent fort à propos d’une réponse difficile. Instinctivement, je regardai autour de moi. J’étais seul sur le banc. Le soir achevait de mourir. Les senteurs des tilleuls et des orangers semblaient s’être exaspérées avec le crépuscule. La tête un peu lourde, dans cette demi-inconscience qui suit les assoupissemens, je me levai et sortis du jardin. Les quais de l’Isère m’envoyèrent leur vent frais. Je regardai les montagnes qui s’endormaient paisibles et la ville qui s’estompait dans une brume claire. Des vers chantèrent dans ma tête :


Un soir d’argent, si beau, si noble,
Enveloppe et berce Grenoble.
Tout l’espace est sentimental.
Voici la ville de Stendhal...


Peu de cités ont autant que Grenoble modifié leur physionomie en moins d’un siècle ; mais les coins où vécut Beyle ont à peine changé. Sa maison natale, noire et morne, ouvre toujours son affreux corridor presque en face des restes de l’hôtel du conseiller Rabot, dont les jolies arcatures et la fenêtre en forme de tabernacle ont toute la grâce du XVIe siècle commençant. L’ancienne rue des Vieux-Jésuites est encore plus triste, depuis que le centre et le mouvement se sont déplacés ; les grands cars automobiles, qui sillonnent les Alpes, évitent l’étroite voie