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REVUE DES DEUX MONDES.

raient que les hommes fussent si cruels. Un de nos compagnons, qui les entendit, crut qu’ils en souffraient dans leur humanité ; mais ils ajoutèrent ingénuement : « Depuis un mois et demi, nous ne voyons plus de voyageurs ! » — « Avez-vous au moins respiré, lui demandai-je, le parfum des frangipanes dont ils embaument leurs autels ? — Oh ! si peu ! me dit-il. Ils les économisent. » C’était un effet de la guerre que nous ne prévoyions pas, dans cette île que tant de religions ont sanctifiée.

Nous partîmes le lundi 14 septembre. Il nous fallut douze jours pour atteindre Port-Saïd, douze jours sans nouvelles. Nous espérions en recevoir d’Aden et de Djibouti. Mais le poste d’Aden nous répondit qu’il avait l’ordre de ne rien répondre, et le télégraphiste japonais ignorait qu’il y eût un poste français à Djibouti. Ce silence était aussi énervant que le vent chaud de la mer Rouge. Enfin devant Suez, toute blanche entre la ligne enflammée des eaux et le liséré fauve du désert, une embarcation nous accosta, et nous sûmes ce que les Barbares avaient fait à Reims…

Nous ne restâmes qu’une matinée à Port-Saïd, dans ce tripot aux trois quarts italien, où, dès qu’un paquebot est signalé, les marchands de curiosités pavoisent et les musiciens accordent leurs violons. Une surveillance très rigoureuse y avait été organisée : on ne pouvait ni débarquer ni rembarquer sans montrer ses papiers. Un journal égyptien annonçait l’arrivée de cinq cent mille Japonais à Anvers ! En avant la musique !…

Encore cinq longues journées, un nouveau changement d’itinéraire, et nous entrions dans la rade de Marseille. Le pilote aperçut nos visages anxieux et, avant même d’aborder, nous cria, en agitant le Petit Provençal : « Ça va bien ! Ça va très bien ! » Le brave homme ! Parlez-moi des gens vraiment humains ! Il comprenait qu’un pilote, en ces temps extraordinaires, n’avait pas seulement à charge de conduire le navire au port, mais aussi de réconforter un peu l’âme de ceux qui ont longtemps attendu sur la mer. Ô le meilleur des pilotes qui soit venu au-devant de nous, depuis quarante-cinq jours que nous allions d’escale en escale, et d’angoisse en angoisse !


André Bellesort.