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EN EXTREME-ORIENT.

le disait avec une simplicité qui nous rendait sensible le souffle sublime qui avait redressé les ajoncs de nos landes et assaini l’air de nos villes. Mais que de choses aussi nous apprirent les journaux ! Comme nous avions peu participé aux émotions des nôtres ! De quelle communion d’âmes nous avions été retranchés ! Parmi tous les incidens qui nous aidaient à revivre ces premiers jours de la guerre, mon regard tomba sur l’enterrement de Jules Lemaître. Nous ignorions sa mort. Il était aussi peu connu des étrangers qu’ils connaissent peu nos vertus intimes et l’énergie secrète qui entre dans la mesure du génie français. Nous avons des écrivains illustres que l’on aime, pour ainsi dire, en dehors de nous, et d’autres, les malheureux, que l’on aime contre nous. Mais lui, pour l’aimer, il fallait d’abord nous aimer, nous comprendre, s’être assis à notre foyer, s’être promené dans le jardin de la France autrement qu’en automobile, avoir touché les limites de l’esprit purement français et sentir que le plus délicieux de l’esprit humain tient peut-être entre ces limites. Il n’avait point de goût pour l’exotisme : et, bien que personne n’ait mieux décrit les danses des petites Javanaises, je crois qu’il avait raison. Il n’y a de vie profonde que parmi les siens. Le reste n’est que divertissement nostalgique et plaisir d’Exposition universelle.

Je l’avais éprouvé durant tout mon voyage ; je l’éprouvai encore plus a Colombo, jadis ma première escale d’Extrême-Orient. La ville n’a guère changé ; mais je la revoyais avec des yeux plus avertis ou plus distraits. Mon souvenir l’avait certainement exaltée, et je crains de m’être plu à en styliser l’image. Je retournai, par ses chemins de terre rouge bordés d’ombres magnifiques, aux lieux qui m’avaient enchanté. J’y retrouvai quelques-unes de mes impressions, aussi sèches que des feuilles tombées. Les mauvaises étaient les seules qui reprenaient de la vie : mon antipathie pour les manières indolentes et insolentes des Cynghalais peignés comme des femmes, et ma répulsion pour leurs énormes Bouddhas étendus sur le flanc derrière la vitrine de leurs petits temples. Mais surtout j’étais las d’un monde qui, n’ayant rien à m’offrir que des formes et des couleurs, me semblait irréel et vide.

Les grands hôtels anglais au bord de la mer, le Galle Face et le Monte Lavinia, étaient déserts. La guerre les avait dépeuplés. À Kandy, les bonzes du fameux Temple de la Dent déplo-