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EN EXTREME-ORIENT.

Sur la route ombragée du Jardin Botanique, ils avaient choisi, parmi les villas en bordure, une villa sans locataire. On avait entassé, dans les cadres des fenêtres et de la porte, des sacs où étaient ménagées de petites meurtrières ; et tout le jardin était planté, à demi-hauteur d’homme, de fils de fer barbelés. C’était la citadelle. Elle se gardait toute seule. La chaleur était mourante. Il n’y avait à cheminer, dans cette lourde somptuosité des choses, que des Hindous, dont le buste, dégagé de leurs voiles multicolores, me faisait penser à l’Æra sudant de Virgile : les bronzes suent.

Le soir les passagers du Katori Maru contemplèrent une éclipse de lune. Dans la noirceur du ciel, on ne distinguait plus qu’un croissant émacié d’or jaune, comme si l’astre luttait contre l’invasion d’une marée sombre. Spectacle poignant sur la mer houleuse ! On disait les flots déchaînés entre Penang et Colombo. Toujours cette tempête qui nous suivait ou nous précédait depuis Shanghaï : mais seules les mauvaises nouvelles nous avaient atteints.

Le lendemain, on ne partit pas. Les officiers du bord ne nous autorisaient à descendre que pour deux ou trois heures, sous prétexte qu’on pouvait partir d’un moment à l’autre. L’Amazone, qui ne touche jamais à Penang, y était arrivée, convoyée par un torpilleur français. Cette arrivée de l’Amazone nous produisit le même effet que si une petite ville française avait brusquement émergé à la sortie du détroit de Malacca. On héla des sampangs ; on s’y fit conduire, même ceux qui n’y connaissaient personne, pour prendre un peu d’air de France. Tout y était si différent de ce qu’on voyait au Katori Maru ! Sur le Katori Maru régnait la belle ordonnance d’une colonie anglaise. Anglais et Japonais ne s’y mêlaient pas plus qu’en temps de paix. Le matin et l’après-midi, à partir de quatre heures, le Cercle des Jeux et Sports fonctionnait. Chaque soir, des affiches indiquaient pour le lendemain les noms des champions et championnes et les heures des match. Aux autres heures, on lisait un peu ; on causait un peu, mais par petits groupes et sans bruit. Tous les dix jours, on donnait un concert, sous le titre humoristique d’Assemblée tumultueuse coupée de vraie mélodie, qui se terminait par la Marseillaise et le God save the King, que tout le monde écoutait debout. Mais sur l’Amazone, les esprits n’avaient pas cette tranquillité où les laisse